— Je t'ai écouté, dit Ulysse, et je frémis encore comme un ruisseau de la montagne car tu contes bien. Ma vie ancienne est revenue devant moi ; si tu avais tes yeux, je te montrerais mes paumes durcies par la rame. J'ai fait la guerre d'Asie. Je connais Ulysse. Combien de fois, au moment où sonnait la trompette, ne l'ai-je pas vu harceler les dos troyens puis revenir aux vaisseaux le dernier, couvert d'un sang plus épais que la poix ? Certes, j'ai cru aussi que la mer étouffeuse l'avait eu. Maintenant, moi je vous dis : je l'ai rencontré naguère au pont des lianes, non pas ombre, mais chair solide, je l'ai touché, touché comme je touche cette jambe, je lui ai parlé, il est vivant !
Ils s'exclamèrent tous ensemble ; le guitariste fit à la ronde le geste apaisant de sa main ; il paraissait vouloir conduire cette discussion comme une affaire personnelle.
— Toi, dit-il, tu nous arrives porteur d'étranges nouvelles ; n'était le son de ta voix, je jurerais que tu mens.
— Que je sois changé en baudet si je mens, dit Ulysse ; aussitôt, inquiet, il épia le bruit des dieux dans la forêt.
Il poursuivit, rassuré et bourru :
— Je ne suis pas habile aux contes, c'est bon pour ceux qui vendent leurs paroles et les graines de leur guitare : chacun son métier. Le mien est de dessiner les routes sur la mer avec des burins de bois. Mais je dis franchement ce que je sais.
— Ne te fâche pas, mon garçon, - et les doigts maigres du guitariste couraient dans les poils de sa barbe – on peut douter premièrement de nouvelles si énormes. Le sort d'Ulysse, en son temps, nous a tous passionnés. Il y a quelque chose de divin, à tout prendre, dans la disparition de cet homme qui fond au milieu de la vie comme une vapeur. Mais, la raison aidant, il n'est pas le premier à s'évaporer ainsi, c'est même un sort commun chez les marins. Je t'accorde, en passant, qu'on n'a pas retrouvé les bois de son vaisseau, mais, tu le sais, la mer est une rude mangeuse. Depuis, les pommiers ont fleuri neuf ou dix fois et, tout à coup, tu arrives et nous dis : « Votre Ulysse ? Je l'ai rencontré hier à deux pas d'ici », comme si c'était tout naturel ! Nous ne demandons pas mieux que de te croire, mais, s'il est vivant, que n'est-il venu plus tôt ? Il n'y a pas loin de Troade ici. Nestor a mis dix jours par bon vent. Qu'a donc fait ton camarade pendant dix ans ?
Ulysse resta silencieux, comme un qui a reçu un coup-de-poing au menton et vacille, la tête alourdie d'images fulgurantes : il revoyait en éclair les ports aux bras de femmes, Cythère la rocheuse, Circé-glu, Photiadès... Soudain, il remâcha la phrase passée : « il y a quelque chose de divin, à tout prendre... » Archias passa devant ses yeux brouillés, conduisant l'échevelée procession des dieux et il sentit comme une source fraîche crever en lui.
— Ah ! toi qui doutes des choses les plus simples (les mots passaient tout seuls la barrière de ses lèvres), j'aurais voulu que tu sois dans les caniers de l'Eurotas quand Ulysse me conta ses aventures. Il me semblait à moi aussi que la route fût courte entre Asie et Hellas, mais il m'a expliqué, et sa voix était comme le filet froid de la fontaine sur la tête de l'ensommeillé matinal.
Il y a derrière l'air du jour des forces étranges que nous connaissons mal. Ai-je besoin de vous le dire : vous, les bûcherons, vous le savez aussi bien que moi : les arbres pleurent vraiment quand on les coupe, n'est-ce-pas ? Et le fibre gluante des troncs écorcés tressaille comme une chair qui souffre. Est-ce vrai ? Ou nous a-t-on cloché des sornettes ?
Les hommes des bois s'entre-regardaient, pesants et lents : l'un d'eux passa longuement sa langue sur ses lèvres, ouvrit la bouche et sa parole ne vint que bien après, comme une fille timide qui hésite sur le seuil du bal.
— Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas ! Mon beau-père qui est fermier chante en travaillant sur le sol nu. Moi, quand je suis dans la forêt, tant que ma hache bat, ma tête est pleine du bruit de ma hache et ça va : si je m'arrête, il me semble aussitôt que quelqu'un de très grand est debout derrière moi et me regarde. Un jour, j'ai entendu crier les érables, je me souviendrai toute ma vie.
VOUS LISEZ
Révisez vos classiques
NonfiksiChaque semaine, un extrait d'un livre que j'ai lu et qui m'a marqué. Si vous cherchez des idées de lectures, vous êtes au bon endroit !