Extrait 22

20 2 0
                                    

Quelque peu disposé qu'on soit à admettre la possibilité qu'une opinion à laquelle on est fortement attaché puisse être fausse, on devrait être touché par l'idée que, si vraie que soit cette opinion, on la considérera comme un dogme mort et non comme une vérité vivante, si on ne la remet pas entièrement, fréquemment, et hardiment en question.

Il y a une classe de gens (heureusement moins nombreuse qu'autrefois) qui estiment suffisant que quelqu'un adhère aveuglément à une opinion qu'ils croient vraie sans même connaître ses fondements et sans même pouvoir la défendre contre les objections les plus superficielles. Quand de telles personnes parviennent à faire enseigner leur croyance par l'autorité, elles pensent naturellement que si l'on en permettait la discussion, il n'en résulterait que du mal. Là où domine leur influence, elles rendent presque impossible de repousser l'opinion reçue avec sagesse et réflexion, bien qu'on puisse toujours la rejeter inconsidérément et par ignorance ; car il est rarement possible d'exclure complètement la discussion, et aussitôt qu'elle reprend, les croyances qui ne sont pas fondées sur une conviction réelle cèdent facilement dès que surgit le moindre semblant d'argument. Maintenant, écartons cette possibilité et admettons que l'opinion vraie reste présente dans l'esprit, mais à l'état de préjugé, de croyance indépendante de l'argument et de preuve contre ce dernier : ce n'est pas encore là la façon dont un être raisonnable devrait détenir la vérité. Ce n'est pas encore connaître la vérité. Cette conception de la vérité n'est qu'une superstition de plus qui s'accroche par hasard aux mots qui énoncent une vérité.

Si l'intelligence et le jugement des hommes doivent être cultivés - ce que les protestants au moins ne contestent pas -, sur quoi ces facultés pourront-elles le mieux s'exercer si ce n'est sur les choses qui concernent chacun au point qu'on juge nécessaire pour lui d'avoir des opinions à leur sujet ? Si l'entretien de l'intelligence a bien une priorité, c'est bien de prendre conscience des fondements de nos opinions personnelles. Quoi que l'on pense sur les sujets où il est primordial de penser juste, on devrait au moins être capable de défendre ses idées contre les objections ordinaires.

Mais, nous rétorquera-t-on : « Qu'on enseigne donc aux hommes les fondements de leurs opinions ! Ce n'est pas parce qu'on n'a jamais entendu contester des opinions qu'on doit se contenter de les répéter comme un perroquet. Ceux qui étudient la géométrie ne se contentent pas de mémoriser les théorèmes, mais ils les comprennent et en apprennent également les démonstrations : aussi serait-il absurde de prétendre qu'ils demeurent ignorants des fondements des vérités géométriques sous prétexte qu'ils n'entendent jamais qui que ce soit les rejeter et s'efforcer de les réfuter. » Sans doute. Mais un tel enseignement suffit pour une matière comme les mathématiques, où la contestation est impossible. L'évidence des vérités mathématiques a ceci de singulier que tous les arguments sont du même côté. Il n'y a ni objection ni réponses aux objections. Mais sur tous sujets où la différence d'opinion est possible, la vérité dépend d'un équilibre à établir entre deux groupes d'arguments contradictoires. Même en philosophie naturelle, il y a toujours une autre explication possible des mêmes faits : une théorie géocentrique au lieu de l'héliocentrique, le phlogistique au lieu de l'oxygène ; et il faut montrer pourquoi cette autre théorie ne peut pas être la vraie; et avant de savoir le démontrer, nous ne comprenons pas les fondements de notre opinion.

Mais si nous nous tournons vers des sujets infiniment plus compliqués, vers la morale, la religion, la politique, les relations sociales et les affaires de la vie, les trois quarts des arguments pour chaque opinion contestée consistent à dissiper les aspects favorables de l'opinion opposée. L'un des plus grands orateurs de l'Antiquité rapporte qu'il étudiait toujours la cause de son adversaire avec autant, sinon davantage, d'attention que la sienne propre. Ce que Cicéron faisait en vue du succès au barreau doit être imité par tous ceux qui se penchent sur un sujet afin d'arriver à la vérité. Celui qui ne connaît que ses propres arguments connaît mal sa cause. Il se peut que ses raisons soient bonnes et que personne n'ait été capable de les réfuter. Mais s'il est tout aussi incapable de réfuter les raisons du parti adverse, s'il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à préférer une opinion à l'autre. Le seul choix raisonnable pour lui serait de suspendre son jugement, et faute de savoir se contenter de cette position, soit il se laisse conduire par l'autorité, soit il adopte, comme on le fait en général, le parti pour lequel il se sent le plus d'inclination.

Mais il ne suffit pas non plus d'entendre les arguments des adversaires tels que les exposent ses propres maîtres, c'est-à-dire à leur façon et accompagnés de leurs réfutations. Telle n'est pas la façon de rendre justice à ces arguments ou d'y mesurer véritablement son esprit. Il faut pouvoir les entendre de la bouche même de ceux qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux. Il faut les connaître sous leur forme la plus plausible et la plus persuasive : il faut sentir toute la force de la difficulté que la bonne approche du sujet doit affronter et résoudre. Autrement, jamais on ne possédera cette partie de vérité qui est seule capable de rencontrer et de supprimer la difficulté. C'est pourtant le cas de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes dits cultivés, même de ceux qui sont capables d'exposer leurs opinions avec aisance. Leur conclusion peut être vraie, mais elle pourrait être fausse sans qu'ils s'en doutassent : jamais ils ne se sont mis à la place de ceux qui pensent différemment, jamais ils n'ont prêté attention à ce que ces personnes avaient à dire. Par conséquent, ils ne connaissent pas, à proprement parler, la doctrine qu'ils professent. Ils ne connaissent pas ces points fondamentaux de leur doctrine qui en expliquent et justifient le reste, ces considérations qui montrent que deux faits, en apparence contradictoires, sont réconciliables, ou que de deux raisons apparemment fortes, l'une doit être préférée à l'autre. De tels hommes demeurent étrangers à tout ce pan de la vérité qui décide du jugement d'un esprit parfaitement éclairé. Du reste, seuls le connaissent ceux qui ont également et impartialement fréquentés les deux partis et qui se sont attachés respectivement à envisager leurs raisons sous leur forme la plus convaincante. Cette discipline est si essentielle à une véritable compréhension des sujets moraux ou humains que, s'il n'y a pas d'adversaires pour toutes les vérités importantes, il est indispensable d'en imaginer et de leur fournir les arguments les plus forts que puisse invoquer le plus habile avocat du diable.


John Stuart Mill, De la Liberté, Chapitre II : De la liberté de pensée et de discussion

Révisez vos classiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant