Extrait 5

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L'Histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes.

Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurande et compagnons, en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ; une guerre qui finissait toujours ou par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, ou par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une division hiérarchique de la société, une échelle graduée de positions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens et des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs ; et, dans chacune de ces classes, des gradations spéciales.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer aux anciennes de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'ère de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps opposés, en deux classes ennemies : la Bourgeoisie et le Prolétariat.

Des serfs du moyen âge naquirent les éléments des premières communes ; de cette population municipale sortirent les éléments constitutifs de la Bourgeoisie.

La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique, offrirent à la Bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les marchés de l'Inde et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce colonial, l'accroissement des moyens d'échange et des marchandises, imprimèrent une impulsion, inconnue jusqu'alors, au commerce, à la navigation, à l'industrie, et assurèrent, par conséquent, un rapide développement à l'élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution.

L'ancien mode de production ne pouvait plus satisfaire aux besoins qui croissaient avec l'ouverture de nouveaux marchés. Le métier, entouré de privilèges féodaux, fut remplacé par la manufacture. La petite bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande ; la division du travail entre les différentes corporations disparut devant la division du travail dans l'atelier même.

Mais les marchés s'agrandissaient sans cesse ; la demande croissait toujours. La manufacture, elle aussi, devint insuffisante ; alors la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture ; la petite bourgeoisie manufacturière céda la place aux industriels millionnaires, — chefs d'armées de travailleurs, — aux bourgeois modernes.

La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l'Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, de tous les moyens de communication. Ce développement réagit à son tour sur la marche de l'industrie ; et au fur et à mesure que l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la Bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes transmises par le moyen âge.

La Bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long développement, d'une série de révolutions dans les modes de production et de communication.

Chaque étape de l'évolution parcourue par la Bourgeoisie était accompagnée d'un progrès politique correspondant.

Etat opprimé par le despotisme féodal, association se gouvernant elle-même dans la commune ; ici république municipale, là, tiers-état taxable de la monarchie ; puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la noblesse dans les monarchies limitées ou absolues ; pierre angulaire des grandes monarchies, la Bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché mondial, s'est enfin emparée du pouvoir politique, — à l'exclusion des autres classes — dans l'Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n'est qu'un comité administratif des affaires de la classe bourgeoise.

La Bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle essentiellement révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens multicolores qui unissaient l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que le froid intérêt, que le dur argent comptant. Elle a noyé l'extase religieuse, l'enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation, voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée.

Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Chapitre I : Bourgeois et prolétaires

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