Extrait 27

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Cicéron dit que philosopher n'est autre chose que de se préparer à la mort. C'est qu'en effet, l'étude et la contemplation retirent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et l'occupent à part de notre corps, ce qui constitue une sorte d'apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C'est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir [...].

Voilà pourquoi c'est sur ce mépris de la mort que se rencontrent et viennent converger toutes les règles morales. Et bien qu'elles nous conduisent toutes aussi d'un commun accord à mépriser la douleur, la pauvreté et autres inconvénients auxquels la vie humaine est exposée, ce n'est pas un souci de même ordre ; ces inconvénients ne sont pas inéluctables : la plupart des hommes passent leur vie sans être confrontés à la pauvreté ; d'autres ne connaîtront jamais la douleur et la maladie – comme Xénophile le Musicien, qui vécut cent six ans en parfaite santé. Et qu'après tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et couper court, quand il nous plaira, à tous nos malheurs. La mort, elle, est inévitable.


Nous sommes tous poussés vers le même endroit

Notre sort à tous est agité dans l'urne ; tôt ou tard Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron

Vers la mort éternelle

[Horace, Odes , II, 3, 25]


Et par conséquent, si elle nous fait peur, c'est un sujet de tourment continuel, qu'on ne peut soulager d'aucune façon. Il n'est pas d'endroit où elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tête sans cesse d'un côté et de l'autre, comme en pays suspect : « c'est le rocher qui est toujours suspendu sur la tête de Tantale » [...]

Je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour de février mille cinq cent trente-trois (comme nous comptons maintenant, en commençant l'année en janvier). Il n'y a que quinze jours tout juste que j'ai dépassé les trente-neuf ans. Et il m'en faut pour le moins encore autant... Ce serait de la folie que de s'embarrasser dès maintenant en pensant à des choses aussi éloignées. Mais quoi ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie de la même façon. Nul n'en sort autrement que s'il venait d'y entrer à l'instant. Ajoutez à cela qu'il n'est pas un homme, si décrépit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui, tant qu'il n'a pas atteint l'âge de Mathusalem ! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t'a fixé le terme de ta vie ? Tu te fondes sur ce que disent les médecins. Regarde plutôt la réalité et l'expérience. Les choses étant ce qu'elles sont, c'est déjà une chance extraordinaire que tu sois en vie.


Combien la mort a-t-elle de façons de nous surprendre ?

Contre le danger à éviter

Jamais on ne se garde suffisamment à toute heure.

[Horace, Odes, II, 13]


[...] Qu'importe, me direz-vous, la façon dont cela se fera, du moment qu'on ne s'en soucie pas. Je suis de cet avis ; et quelle que soit la façon dont on puisse se mettre à l'abri de ses coups, fût-ce en prenant l'apparence d'un veau, je ne suis pas homme à reculer. Car il me suffit de passer mes jours à mon aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble [...]

Mais c'est une folie que de penser y parvenir par là. Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort – nulle nouvelle. Tout cela est beau. Mais quand elle arrive, pour eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant à l'improviste et sans défense, quels tourments ! Quels cris ! Quelle rage et quel désespoir les accablent ! Avez-vous jamais vu quelqu'un d'aussi humilié, d'aussi changé, de si confus ? Il faut se préparer à cela bien plus tôt. Car pour une telle insouciance, qui est proprement celle des bêtes, si toutefois elle pouvait s'installer dans la tête d'un homme sensé, ce qui me semble tout à fait impossible, le prix à payer serait bien trop élevé [...].

Apprenons à soutenir de pied ferme cet ennemi et à le combattre. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand avantage contre nous, prenons une voie tout à fait contraire à celle que l'on prend couramment : ôtons-lui son étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-nous à lui, n'ayons rien d'aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente, et mettons-la sur tous les visages. Quand un cheval fait un écart, quand une tuile tombe d'un toit, à la moindre piqûre d'épingle, répétons-nous : « Eh bien ! Et si c'était la mort elle-même ? » et là-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nous-même.

Au beau milieu des fêtes et des plaisirs, ayons toujours en tête ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir que ne nous revienne en mémoire de combien de façons cette allégresse est minée par la mort, et par combien d'endroits elle en est menacée. Ainsi faisaient les Égyptiens quand, au beau milieu de leurs festins et de la meilleure chère, ils faisaient apporter le squelette d'un homme pour servir d'avertissement aux convives : Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier,

Et tu seras comblé par chaque heure que tu n'espérais pas. 

[Horace, Épîtres , I, 4]


Montaigne, Essais, Livre premier, Chapitre XIX : Que Philosopher, c'est apprendre à mourir

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