Extrait 30

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J'ai cherché ce qu'était la colère ; si tout autre animal que l'homme en est susceptible ; ce qui la distingue de l'irascibilité, et quels sont ses différents modes. Voyons maintenant si elle est selon la nature, si elle est utile, si on la doit maintenir en partie. Est-elle selon la nature ? Pour éclaircir ce doute, voyez seulement l'homme : le plus doux des êtres, tant qu'il reste fidèle à son caractère ; et voyez la colère, cette passion si cruelle. Quoi de plus aimant que l'homme envers autrui ? quoi de plus haineux que la colère ? L'homme est fait pour assister l'homme ; la colère, pour l'exterminer. Il cherche la société de ses semblables, elle cherche l'isolement ; il veut être utile, elle ne veut que nuire ; il vole au secours même d'inconnus, elle s'en prend aux amis les plus chers. L'homme est prêt même à s'immoler pour autrui : la colère se jettera dans l'abîme, pourvu qu'elle y entraîne autrui. Or peut-on méconnaître davantage le vœu de la nature qu'en attribuant à la meilleure, à la plus parfaite de ses créatures un vice si barbare et si désastreux ? La colère, nous l'avons dit, a soif de vengeance : affreux désir, tout à fait étranger au cœur de l'homme, que la nature a fait la mansuétude même. Les bons offices, la concorde, voilà en effet les bases de la vie sociale ; ce n'est point la terreur, c'est la mutuelle bienveillance qui en serre les nœuds, par une réciprocité de secours.

[...]

Mais, quand elle (la colère) ne le serait point (naturelle), ne doit-on pas l'accueillir pour les services qu'elle a souvent rendus ? Elle exalte, elle aiguillonne les âmes, et sans elle, sans cette flamme qui vient d'elle, sans ce mobile qui étourdit l'homme et le lance plein d'audace à travers les périls, le courage guerrier ne fait rien de brillant. Aussi quelques-uns pensent-ils que le parti le plus sage est de modérer la colère sans l'étouffer, de réprimer ses trop vifs transports pour la restreindre à ce qu'elle a de bon, et surtout de conserver ce principe, sans lequel toute action serait languissante, et toute vigueur, toute force d'âme s'éteindraient.

Et d'abord il est plus facile d'expulser un mauvais principe, que de le gouverner ; plus facile de ne pas l'admettre, que de le modérer, une fois admis : dès qu'il a pris possession, il est plus fort que le maître, et ne connaît ni restriction ni limite. D'autre part, la raison elle-même, à laquelle vous livrez les rênes, ne saurait les garder que tant qu'elle a fait divorce avec les passions ; souillée de leur alliance, elle ne peut plus contenir ce qu'auparavant elle pouvait chasser. L'âme, une fois ébranlée, jetée hors de son siège, n'obéit plus qu'à l'impulsion qui l'emporte. Il est des choses qui dès l'abord dépendent de nous, et qui plus tard nous subjuguent et ne souffrent point de retour. L'homme qui s'élance au fond d'un abîme n'est plus maître de lui ; il ne peut ni remonter, ni s'arrêter dans sa chute ; un entraînement irrésistible ne laisse point place à la prudence, au repentir : il lui est impossible de ne pas arriver où il pouvait ne pas aller. Ainsi l'âme qui s'est livrée à la colère, à l'amour, à une passion quelconque, perd les moyens d'enchaîner leur fougue. Il faut qu'elles la poussent jusqu'au bout, précipitée de tout son poids sur la pente rapide du vice.

Le mieux est de se mettre au-dessus des premières atteintes de la colère, de l'étouffer dans son germe, de se bien garder du moindre écart, car une fois qu'elle égare nos sens, on a mille peines à se sauver d'elle : adieu en effet la raison, quand vient à s'introduire la passion, s'autorisant de notre volonté comme d'un droit. Elle finit par ne plus suivre que ses caprices, sans prendre même notre agrément. Répétons-le : c'est dès la frontière qu'il faut repousser l'ennemi : s'il y pénètre et s'empare des portes de la place, recevra-t-il d'un captif l'ordre de s'arrêter ? Notre âme alors n'est plus cette sentinelle qui veille au dehors pour observer la marche des passions et les empêcher de forcer les lignes du devoir : elle-même s'identifie avec la passion. Voilà pourquoi elle ne peut plus rappeler à son aide les forces utiles et salutaires que sa trahison vient de paralyser. Car, comme je l'ai dit, la raison et la passion n'ont point leur siège distinct et séparé : elles ne sont autre chose que l'âme, modifiée en bien ou en mal. Comment donc la raison, envahie et subjuguée par les vices qu'amène la colère, se relèvera-t-elle après sa défaite ? ou comment se dégagera-t-elle d'une alliance où domine la confusion du mal ?

"Mais, dit-on, certains hommes savent se contenir dans la colère." Est-ce en ne faisant rien de ce qu'elle leur dicte, ou en lui obéissant en quelque chose ? S'ils ne lui cèdent rien, reconnaissez qu'elle n'est pas nécessaire pour mieux agir, vous qui l'invoquiez comme une puissance supérieure à la raison. Enfin, répondez : Est-elle la plus forte ou la plus faible ? Si elle est la plus forte, comment sera-t-elle modérée par la raison, l'obéissance n'appartenant qu'à la faiblesse ? Dans le cas contraire, la raison se suffit pour arriver à ses fins, et n'a que faire d'un auxiliaire qui ne la vaut pas.

[...]

La colère n'a rien d'utile, rien qui stimule la bravoure militaire. Assez forte d'elle-même, la vertu n'est jamais réduite à faire un appel au vice. A-t-elle besoin d'élan ? elle ne se courrouce point ; elle se lève ; elle tend ou relâche ses propres ressorts selon qu'elle le juge nécessaire : tels les traits que lancent nos machines, et dont la portée se mesure au gré du tireur.

"La colère est nécessaire, dit Aristote. Quelle victoire obtient-on sans elle, si elle ne remplit notre âme, si elle n'échauffe notre cœur ? Seulement il faut s'en servir, non comme d'un capitaine, mais comme d'un soldat." Raisonnement faux : car si elle écoute la raison et qu'elle suive là où celle-ci la mène, ce n'est plus la colère, qui n'est proprement qu'une révolte. Si elle résiste, si, quand on veut qu'elle s'arrête, ses féroces caprices la poussent en avant, elle est pour l'âme un instrument aussi peu utile que le soldat qui n'obéit pas au signal de la retraite.

Ainsi donc, ou elle souffre qu'on règle ses écarts, et alors il lui faut un autre nom, puisqu'elle cesse d'être cette colère que je ne puis concevoir que comme indomptable et sans frein ; ou elle secoue le joug, et par là, devenant dangereuse, ne peut plus compter comme secours. En un mot, ce ne sera plus la colère, ou elle sera au moins inutile : car l'homme qui punit, non par passion, mais par devoir, ne saurait passer pour un homme irrité. Le soldat utile est celui qui sait obéir à son chef, plus éclairé que lui ; mais les passions savent aussi mal obéir que commander ; et la raison n'acceptera jamais pour auxiliaires, les impulsions violentes, imprévoyantes, auprès desquelles son autorité n'est rien, et qu'elle ne peut jamais comprimer qu'en leur opposant leurs sœurs et leurs pareilles, comme à la colère la peur, à l'indolence la colère et à la peur la cupidité.

Épargnons à la vertu le malheur de donner à la raison les vices pour appui. Avec eux, point de calme sincère. Nécessairement flottante et à la merci des orages, n'ayant pour pilotes que les auteurs de sa détresse, ne devant son courage qu'à la colère, son activité qu'à la soif de l'or, sa prudence qu'à la crainte, sous quelle tyrannie vit notre âme, esclave qu'elle est de chaque passion ! N'a-t-on pas honte de mettre la vertu sous le patronage du vice ?


Sénèque, De la colère, Chapitre I, V

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