Extrait 28

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Alerté par le bruit de mes pas sur les dalles, le regard de Marino m'avait décelé de loin, d'un clin d'œil rapide, pour s'éteindre aussitôt comme une lampe qu'on met en veilleuse, et se replonger dans les dossiers. Il me voyait venir. Cela aussi faisait partie de ses défenses. Il n'aimait pas être surpris. Il attendit que je fusse tout près ; avant même que ne se fussent relevés les yeux gris, la main presque inconsciemment posa la plume, me signifiant comme malgré elle que c'en était fini du travail pour le matin. Il m'avait attendu. Cette divination singulière me décontenançait.

— Je te trouve bien matinal, Aldo. Mauvaise brume ce matin, n'est-ce pas ? Ici, cela réveille toujours de bonne heure ; la gorge pique. Je le répète toujours à Roberto : brouillard du matin, c'est le premier jour d'hiver à l'Amirauté.

Il jeta un long coup d'œil complaisant par la vitre embuée. Je sentais qu'il aimait ces vitres de brume. C'était ainsi qu'il regardait toujours, une taie légère flottant sur son œil gris qui cachait ce qu'il ne fallait pas voir.

— Le temps qu'il faisait le jour de ton arrivée ici, tu t'en souviens ?... Moi je m'en souviens. Vieille déformation professionnelle. Une tête familière, je la revois toujours en souvenir collée sur le même fond de ciel où je l'ai aperçue la première fois, et aussi les ombres, les nuages, le vent, la chaleur. Tous les nuages... Je pourrais les dessiner... Toi, je te vois toujours sur fond de brume, avec une auréole. Une vraie auréole, — ne ris pas, — le rond de la torche électrique dans le brouillard.

Le rire un peu forcé s'acheva dans un flottement gauche. Il ne nous avait jamais été facile de bavarder. Le tutoiement même de Marino, avec son je ne sais quoi d'imperceptiblement voulu, de plus réglementaire qu'amical, nous éloignait, soulevait une gêne qu'aucune bonne volonté ne devait dissiper. La voix se refroidit, légèrement contrainte, et interrogea.

— C'est gentil d'être venu bavarder avec moi.

— Je crains que ce ne soit plus sérieux.

Le visage de Marino se tendit insensiblement.

— Ah !... Le service, alors ?

— C'est à vous de juger.

Je racontai assez sèchement, en m'efforçant à la précision, ma découverte de la veille. Au fur et à mesure qu'avançait le récit, j'entendais ma voix prendre une dureté métallique et offensante, comme si, de minute en minute, j'avais senti devant moi fuir la crédulité. Marino me regardait fixement, le visage immobile ; je sentais que c'était moi qu'il écoutait, — et non le passage de ce navire fantôme par lequel j'espérais réveiller ses instincts de chasseur, — comme écoute un médecin dont la fausse complaisance dérobe dans les saccades de la voix, dans les tics du visage, les signes fugaces de la maladie.

— C'est bien ! conclut-il après un instant décent de silence. Je vais ordonner qu'on patrouille ce soir aux abords de la passe. Quoiqu'il ne soit guère probable que ce bateau revienne toutes les nuits.

Sa voix me donnait congé. C'était ce que j'avais craint le plus. Le ton professionnel, égal, faisait choir l'apparition au rang de détail du service, la dégradait, lui dressait contravention. Et pourtant son détachement excessif m'avertissait : il y avait là quelque chose de trop bien joué. J'insistai :

— Ce qui serait grave ne serait pas qu'il repasse, mais qu'il soit parti pour de bon.

— Parti ? Je ne vois pas bien ce que tu veux dire.

— C'est pourtant clair.

Je m'échauffais peu à peu.

— Où veux-tu que ce bateau s'en aille ? Excepté Maremma, il n'y a pas un port à trois cent milles d'ici. Ce seront des fêtards de Maremma qui ont voulu s'offrir une promenade de nuit.

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