Extrait 18

16 1 0
                                    

Le feu était mort. Ils le virent tout de suite ; ils virent ce qu'ils avaient compris en réalité tout à l'heure sur la plage, quand le salut leur était apparu avec cette fumée. Oui, le feu était mort et bien mort ; il ne fumait même plus. Les gardiens avaient disparu, laissant une pile de bois préparée sur place.

Ralph se tourna vers le large. L'horizon s'étirait, redevenu indifférent et vierge de toute trace, si ce n'était un faible restant de fumée. Ralph courut en trébuchant sur les pierres et s'arrêta à temps à l'extrême bord de la falaise rose. Il hurla dans la direction du navire :

— Revenez ! Revenez !

Il courait de long en large sur le bord de la falaise et sa voix prenait des intonations hystériques :

— Revenez ! Revenez !

Simon et Maurice le rejoignirent, mais Ralph les fixa sans ciller. Simon se détourna, et d'un revers de main essuya ses joues mouillées. Ralph puisa au fond de son être le mot le plus grossier qu'il connût :

— Ce bon Dieu de feu ; ils l'ont laissé mourir !

Son regard descendit vers la pente hostile de la montagne où Piggy arrivait, hors d'haleine, gémissant comme un petit. Ralph serra les poings et devint très rouge. L'intensité de son regard, l'amertume de sa voix guidèrent l'attention des autres.

— Les voilà !

Un cortège avançait dans les éboulis roses proches du bord de l'eau. Quelques garçons portaient une casquette noire, mais la plupart étaient presque nus. Ils levaient leurs bâtons en l'air dès qu'ils atteignaient un passage d'accès plus facile et ils rythmaient un chant qui avait trait au fardeau transporté avec soin par les jumeaux. Ralph reconnut facilement Jack, même de si loin, à cause de sa haute taille, de ses cheveux roux et de sa place à la tête de la colonne, naturellement.

Les regards de Simon allaient de Ralph à Jack comme ils étaient allés tout à l'heure de Ralph à l'horizon. Ce qu'il vit parut l'effrayer. Ralph ne disait plus rien, en attendant que la procession se rapprochât. La mélopée devenait plus nette, mais, à cette distance, on ne percevait pas encore les paroles. Derrière Jack, les jumeaux portaient sur leurs épaules un gros épieu d'où un cochon sauvage éventré se balançait lourdement au rythme de leur marche pénible sur le sol inégal. La tête du cochon pendait au bout de sa gorge fendue et semblait chercher quelque chose par terre. Enfin, les paroles de la mélopée leur parvinrent par-dessus le ravin rempli de cendres et de bois calciné.

— À mort le cochon. Qu'on l'égorge. Que le sang coule.

Au moment même où les paroles devenaient perceptibles, le cortège atteignait la partie la plus escarpée de la pente et le chant fit place au silence. Piggy renifla et Simon fit « chut » comme s'il avait parlé trop fort à l'église.

Jack, le visage barbouillé de terre, parut le premier au sommet et, tout excité, salua Ralph de son épieu levé.

— Regarde, on a tué un cochon... on les a surpris... et puis cernés...

Des voix l'interrompirent.

— Oui, on les a cernés...

— On a rampé...

— Le cochon a crié...

Les jumeaux portaient la carcasse qui se balançait entre eux et laissait tomber des gouttes noires sur les pierres. Un seul sourire, satisfait et béat, semblait se partager entre leurs deux visages. Jack voulait tout raconter à la fois à Ralph. Il esquissa un pas de danse, mais, se rappelant sa dignité, il s'immobilisa avec un grand sourire. Baissant les yeux sur ses mains, il aperçut du sang et fit une grimace de dégoût. Il chercha quelque chose pour les essuyer et les frotta sur sa culotte. Puis il rit.

Révisez vos classiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant