1. Le Messager

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I.

L'odeur était infecte. Découvert au dernier étage d'un immeuble en construction, l'homme gisait au sol dans son sang ; ses grands yeux rivés sur moi. Je me laissai happer par son regard bleu vide et restai immobile.

J'avais vu beaucoup de morts. Les cadavres ne m'impressionnaient plus. Mais celui-ci provoqua en moi quelque chose d'inattendu.

De l'angoisse.

— Esther.

Les personnes que j'avais déjà eu la chance d'examiner avaient toutes le même regard une fois décédées ; las, éteint.

Celui-ci était figé par la peur.

— Esther !

Je redressai la tête. Rose se tenait de l'autre côté et secouait un carnet au-dessus du cadavre.

— Je sais que ton nom signifie étoile mais ce n'est pas le moment de t'y aventurer ! On a une heure avant qu'il ne l'embarque. Note tout ce que tu trouves.

— J'ai déjà de quoi...

— On ne peut pas utiliser nos affaires, me coupa-t-elle. Seulement celles qu'ils nous prêtent. Ordre du commissaire sur cette affaire.

Elle agita davantage le livret, impatiente, et je le lui pris.

— Il a un regard étrange, dis-je.

— Toi aussi il te regarde comme s'il allait se réveiller et te sauter dessus ?

Je hochai la tête et elle ricana.

— Attends de voir le reste là-bas. Même le prof dit n'avoir jamais vu ça.

Il en fallait beaucoup pour impressionner le Professeur Mornej. Je jetai un coup d'œil au fond de l'immense pièce sombre et observai le groupe de policiers et d'élèves postés autour des autres victimes.

La nuit était tombée et la brigade avait placé auprès de chaque corps des gros spots de lumières. Perchés au seizième étage d'un bâtiment en construction, nous avions une vue imprenable sur la ville plongée dans le noir.

Je réajustai la capuche de ma combinaison pour empêcher mes longs cheveux bruns de sortir et enfilai des gants.

— Je commence par celui-là, lui signalai-je.

— Il est super élégant dans sa tenue de bal.

Rose se planta à côté de moi en scrutant le corps. Le malheureux était étrangement apprêté. Il était mort dans un costume trois pièces froissé et portait des gants beiges.

— Ce n'est pas une tenue de soirée, la corrigeai-je en m'accroupissant. Son tissu n'est pas assez fin... C'est une tenue de promenade, datant je dirais de...

Je marquai une pause et analysai la coupe de ses vêtements. Un pantalon gris souris à taille haute sans pli ni pince ; un gilet noir sous une large veste de costume sombre, des bottines en cuir marron à boutons, et une petite cravate anthracite.

— De la Belle Epoque.

— Comment tu le sais ?

Je levai les yeux vers Rose mais elle ne me regardait pas. Focalisée sur le mort, elle secouait la tête d'un air dépassé.

— Tu sais toujours tout, c'est dingue, continua-t-elle. Comment tu fais ?

Je reposai le regard sur le cadavre.

J'avais dû lire ça quelque part. Au détour d'un livre ou d'un énième reportage historique.

Je reconnaissais les formes et les couleurs des tendances et des époques. J'avais toujours eu de l'intérêt pour l'Histoire et pour ses plus fins détails. J'aimais connaître et me souvenir.

Le MarionnettisteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant