Un fracas mêlant tintements métalliques de pièces entrechoquées, claquements de morceaux de bois tamponnés entre eux et bruissement de papiers froissés résonne depuis le fond de l'appartement, dans un arrangement chaotique d'où s'échappe une étrange mélodie désaccordée. Je dépose précipitamment la pile d'assiettes sur la table. « Tout va bien ? », tenté-je de m'informer en me ruant depuis la cuisine vers la chambre, dans une allure qui témoigne à la fois de mon inquiétude et également de la sympathique nonchalance de mon état d'esprit supposé du moment.
C'est que je quitte cet appartement qui m'a accueillie pendant de longues années. J'y ai vécu mille joies et mille détresses, mais pas un seul jour ces murs au crépi jaunissant, ces meubles chinés par-ci et par-là, ces fenêtres perméables aux grondements de la rue située 3 étages plus bas (sans ascenseur), ce plancher qui grince, ces toits en sous-pente à la chaleur suffocante de l'été, ces poutres traversantes et ce frigidaire colérique n'ont pas été mes amis. Malgré le stress de ce saut dans l'inconnu, malgré la nostalgie qui point au fur et à mesure que je retrouve les pièces comme je les ai trouvées la première fois, malgré la fatigue accumulée par les cartons déplacés et les ordres donnés, je m'efforce d'afficher une mine agréable et reconnaissante.
Après tout, j'ai proposé à mes amies une journée de déménagement dans la bonne humeur, en compagnie d'une femme apaisée et heureuse en amour, désormais tout à fait épanouie professionnellement depuis qu'elle a obtenu le poste de responsable marketing et qu'elle s'est enfin affranchie de toutes les frustrations dont elle leur rebattait les oreilles à chaque occasion ; surtout, une femme qui a fait table rase des affres électriques de ses passions antérieures et qui se sent finalement prête, à 27 ans et 4 mois, à envisager sérieusement et pleinement la vie de couple : moi, Louise Keller. Enchantée.
Lorsque j'arrive dans la chambre, Célia est plantée au milieu de la pièce avec un carton vide entre les mains, les rabats pendants. À ses pieds, un monticule d'objets de toutes sortes d'où émerge, dressé bien en évidence, un vieux modèle de Womanizer rose, cerise insolente sur un gâteau de bibelots.
La tête de mon amie pivote mécaniquement de la cerise jusqu'à mon visage empourpré sur le pas de la porte. Mes yeux se mettent à faire l'essuie-glace rapide entre le sex-toy et son expression de surprise comme pour balayer la gêne qui tombe à grosses gouttes dans cette chambre. Ses lèvres frémissent. Presque aussitôt, nous éclatons de rire toutes les deux, et l'écho de notre hilarité dans la pièce quasiment vide brise ce qui se déroulait jusqu'ici à la manière d'une solennelle procession de cartons.
Il faut dire que nous avions chargé le camion avec une vitesse et une rigueur dont quiconque nous ayant côtoyées la veille au soir, trinquant à mon engagement de vie en commun, dansant ivres au son de vieux titres de variétés des années 80, ne nous aurait pas devinées capables. L'appartement était donc déjà presque totalement dépouillé en ce milieu d'après-midi. Il ne restait plus que quelques boîtes à apporter chez Stéphane, dont celle que tenait dans ses bras Célia et dont j'avais demandé en confidence à « m'occuper personnellement, car elle n'est pas très solide et de toute façon il y a encore le fauteuil à démonter ». J'aurais dû m'en douter : Célia est bien plus littéraire que bricoleuse.
— Qu'est-ce qui se passe ? interroge Assia en débarquant dans le couloir, le tournevis à la main.
— Rien, rien, c'est juste un carton qui s'est ouvert, rien de grave, lui expliqué-je en essayant subtilement de bloquer à sa vue l'intérieur de la pièce.
— Ça vous fait rire comme ça ?
— C'est nerveux, c'est la fatigue de la soirée d'hier, lui crie Célia, en s'empressant de cacher la cerise.
Littéraire, mais bonne menteuse. « Je vais chercher un autre carton », dis-je en profitant de l'excuse d'aller au salon pour raccompagner Assia, le bras derrière son dos, jusqu'au fauteuil à moitié désossé. Je la libère avec une tape sur l'épaule et un « ça se passe bien ? », puis j'attrape un des cartons dépliés posés contre le mur, et je me rends à nouveau dans la chambre en lui laissant un « super ! » qui n'a pas écouté sa réponse.
Je retrouve Célia à genoux, et je constate qu'elle a commencé à fouiller parmi le bric-à-brac étalé au sol : autour du sex-toy rose trônant au milieu se trouve toute une cour d'objets qui n'ont à première vue rien en commun. Ainsi reposent un galet gris d'une forme qui aurait pu interpeller le facteur Cheval, un ukulélé aux tons bleu ciel un peu passé et aux cordes détendues, des livres de toutes tailles et de tous types, un poster enroulé maintenu par un élastique vert, un collier en argent, un album de musique d'un groupe de pop britannique, un billet pour un concert de rock dont les couleurs estompées témoignent de l'ancienneté, un pot de fleurs vide en métal, et tout un tas d'autres sujets endormis sur le plancher stratifié.
— Tu ne peux pas t'en empêcher, lui dis-je avec un reproche feint.
— C'est quoi tout ce bazar, c'est à toi ?
— Oui, enfin non, c'est... c'est ma boîte à souvenirs, mais ils ne sont pas tous à moi.
— Raconte-moi, murmure-t-elle d'un sourire en tapotant le sol à côté d'elle et en mimant de son autre main le geste de fermeture de la porte.
VOUS LISEZ
Autopsie des passions assouvies
RomanceLouise Keller, 27 ans, a rencontré Stéphane après des années d'errance sentimentale. Si le début de la relation la place sur un petit nuage, l'orage gronde au loin. Pourra-t-elle fuir les démons qui l'habitent encore longtemps ?