« Ta mère m'a dit que tu avais rencontré quelqu'un », me dit-il en posant la tasse devant moi. Je la prends dans les mains et retire aussitôt mes doigts sous l'effet de la chaleur. « Il n'y a vraiment rien que je ne puisse dire à l'un d'entre vous sans qu'il le répète à l'autre. Pourquoi vous avez divorcé si vous continuez à vous parler ? » m'agacé-je à la remarque de mon père, que je lui ai servi aussi brûlante que son café. Il soupire et ajoute d'une voix conciliante : « Te vexe pas ma chérie, on n'en parle pas si tu ne veux pas ». Il a le don de casser en peu de mots mes velléités guerrières. La peur du conflit. La recherche absolue de la tranquillité, même si ça signifie de se laisser marcher sur les pieds sans répondre.
Voilà le problème avec mon père : il est trop coulant. Je comprends pourquoi ma mère l'a quitté, ça me serait insupportable de vivre avec quelqu'un qui n'éprouve pas pleinement et passionnément chaque dispute et qui éteint avec un automatisme irritant le feu de mes colères tout à fait légitimes. Je sais ce que vont penser les gens... mais une colère est toujours légitime ! Elle est le fruit d'une émotion qui existe, quelles que soient les bonnes ou les mauvaises raisons qui l'ont fait germer : des picotements désagréables sur des doigts brûlés, une intonation probablement mal interprétée, la fatigue d'insomnies cumulées remplies de ruminations nocturnes et d'angoisses dues au travail, une confidence partagée à une personne à laquelle on accordait sa confiance et qu'on découvre révélée, ou même l'agacement grinçant de la gêne lancinante dans le bas du ventre consécutive à 3 jours de règles émaillés de spasmes à s'en mordre les gencives et dont les chocs électriques descendent jusque dans les reins. Si dans un de ces moments de colère maman avait ordonné à papa qu'il devait arrêter de respirer immédiatement et faire le poirier, et qu'elle s'était entendue répondre « Bien sûr ma chérie, si c'est ce que tu veux » avec une telle bonhomie, j'estime qu'elle aurait eu mille fois raison de demander le divorce sur-le-champ.
Je devine entre ses épaisses joues, caché sous sa moustache fournie, son sourire gêné et délicat, véritable provocation, qui semble presque s'excuser de ne pas pouvoir apparaitre plus aimable encore, et je me dis que ça doit être pour ça que l'expression « L'enfer est pavé de bonnes intentions » a été inventée. Si un jour mon père venait à mourir et rejoindre l'enfer, je parie qu'il y a un poste de paveur-dalleur exprès pour lui auprès de Satan. Bon, je sais ce que vont penser les gens : en effet, peut-être que je surréagis.
— On peut en parler, concédé-je, magnanime.
— Comment il s'appelle ? me demande-t-il en premier comme à chaque nouvel homme qui a occupé ma vie et dont il a connu l'existence.
— Stéphane, précisé-je après avoir essayé sans succès d'avaler à nouveau une gorgée du magma sombre qu'a préparé mon père.
— Stéphane, Stéphane, Stéphane.
Il avait prononcé trois fois son prénom parce qu'il avait lu sur Internet que pour mémoriser le nom de quelqu'un il suffisait de le répéter trois fois à haute voix. Il y a chez mon père une volonté depuis quelques années de s'impliquer dans ma vie comme il ne l'avait pas fait avant. En tout cas, si c'était vrai, c'est une technique qui me serait probablement d'une aide considérable si je devais un jour écrire le livre de toutes mes relations passées. À cette réflexion, j'entends la voix de Jonathan dans ma tête me dire avec son habituel cynisme : « Ça existe déjà, ça s'appelle l'annuaire ». Je sais ce que vont penser les gens, mais c'est largement exagéré.
— Et il fait quoi dans la vie, Stéphane ?
— Un truc en lien avec la finance et des contrats internationaux, mais je n'ai pas trop compris les détails. Je sais juste que c'est très générateur de stress, qu'il bosse beaucoup et qu'il doit souvent voyager.
— Oooh, pousse-t-il en allongeant la voyelle, comme le public de ces émissions télévisées qu'il m'inflige parfois le midi, lorsqu'un invité évoque un moment tendre ou poétique.
Si l'intonation est empruntée à ces affligeants et hypocrites épisodes audiovisuels, j'y décèle néanmoins toute sa sincérité et son empathie habituelles. Il continue : « Vous arrivez à vous voir ? »
— C'est pour ça qu'on vit ensemble, c'est plus simple d'avoir directement un lieu de ralliement, et comme je bosse la moitié de la semaine en télétravail finalement quand il rentre je suis souvent déjà là.
— Ah oui c'est vrai, je me souviens que ta mère m'a dit pour le déménagement. Quand même, ça doit être dur pour lui, et pour toi aussi, surtout au début d'une relation amoureuse.
— Ça fait presque un an qu'on est ensemble, papa, rétorqué-je après avoir essayé d'avaler le café toujours brûlant. Après... ce rythme, lui, il y est habitué. Quand je l'ai rencontré, on a passé plusieurs mois sans beaucoup se voir, donc je savais dans quoi je m'engageais. Et puis quand il n'est pas là, je m'occupe, donc ça va ! Tu as du lait ?
— T'es sûre ? me demande-t-il en se levant pour se rendre dans la cuisine.
— Oui, je vais bien !
Parfois on ne sait pas quand on ment.
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Autopsie des passions assouvies
Roman d'amourLouise Keller, 27 ans, a rencontré Stéphane après des années d'errance sentimentale. Si le début de la relation la place sur un petit nuage, l'orage gronde au loin. Pourra-t-elle fuir les démons qui l'habitent encore longtemps ?