Je remarque Célia, sur la terrasse, assise à genoux devant un tas de feuilles.
Je referme la porte derrière moi et traverse la pièce en ignorant les regards que je sens jetés sur moi à mon passage. Je me rends compte en mettant le nez à l'extérieur qu'elle est en train de finir de tracer un énorme E au pinceau noir sur un papier blanc. Elle lève la tête au moment d'achever la dernière barre, et en me voyant, pose le pinceau à la hâte, bondit sur ses deux pieds et sur moi, puis m'enlace en me gratifiant d'un « Ça fait trop plaisir de te voir ici ! ». J'esquisse un léger mouvement de recul, ayant cru apercevoir, dans la fraction de seconde qu'a duré ce moment, quelques taches de peinture noire encore moites le long de son bras et sur ses mains.
— T'inquiète pas, je ne m'en suis pas mis partout !
— Je m'inquiète pas, et puis tu m'as dit de venir avec des vêtements qui ne craignent rien.
— C'est quand la dernière fois que tu as mis un jean, un t-shirt et un vieux pull ? dit-elle hilare.
— Ah mais c'est mon costume pour les rendez-vous clients ça ! dis-je en plaisantant.
— Ça tombe bien, je vais te présenter ! Viens !
Elle me traine par la main jusqu'à une jeune fille aux cheveux plus courts encore que Célia, presque rasés, plus petite qu'elle d'une vingtaine de centimètres, à la peau légèrement brunie. Elle semble plutôt fine mais ses bras et ses épaules dépassant de son débardeur gris clair — malgré la fraîcheur de ce 7 mars — laissent deviner une musculature sèche et développée. Au moment où Célia lui tapote sur le dos, elle est en train d'accrocher des feuilles peintes à l'aide de pinces à linge sur un séchoir déplié à l'extérieur. « Lou, je te présente Manuela, Manuela, Lou ».
Manuela se retourne subitement et me dévisage de bas en haut puis plante ses yeux dans les miens. Les traits de sa figure dessinent une force de conviction incroyable par la dureté de la mâchoire, un regard perçant, des sourcils noirs froncés et des lèvres fines et intransigeantes. Je vois en elle une détermination immuable, une colère vive et précise, une intelligence de l'action. Le genre de personnes qui pourrait soulever une foule, renverser un gouvernement, tout simplement parce que le matin elle se serait dit « Là, c'est trop ». Elle doit avoir 2 ou 3 ans de moins que moi et pourtant je me sens petite sœur, intimidée et jugée, comme si je devais faire mes preuves. J'attends sa sentence, les premiers mots qu'elle prononcera à mon égard, le premier geste, pour avoir une idée de ma valeur au regard du Grand Soir féministe.
— Salut Lou ! Enchantée de faire ta connaissance ! Tu es la meilleure amie de Célia, c'est ça ? me lance-t-elle, le visage soudain éclairé d'un sourire lumineux et d'une bienveillance profonde, avec un très léger accent que j'attribue à des origines espagnoles.
— Oui, c'est elle dont je t'ai parlé, répond Célia à ma place. Manuela vient de Colombie, c'est elle qui a créé notre groupe de colleuses, me précise-t-elle.
— Enchantée aussi Manuela ! Tu es arrivée ici il y a longtemps ?
— Je suis arrivé ce midi, il y a beaucoup de travail.
— Je veux dire, en France.
— Aaahhh, rit-elle un peu gênée. Je suis arrivée il y a 1 an, quand j'avais 18 ans.
J'effectue le savant calcul dans ma tête en un éclair.
— Tu as 19 ans ? Je me sens vieille, plaisanté-je.
— Il n'y a pas d'âge pour commencer la lutte, répond-elle avec gravité. Tu viens avec nous ce soir ?
— Je... j'ai... bredouillé-je, prise au dépourvu.
— Allez ! ajoute-t-elle avec un sourire encore plus grand.
— Je-ne-sais-pas-encore-j'ai-des-choses-à-faire-il-faut-que-je-réfléchisse, lâché-je enfin d'une traite.
— Célia, je compte sur toi pour que Lou soit là ce soir, ordonne-t-elle avec un clin d'œil à Célia, avant de nous quitter subitement pour dans l'appartement en s'adressant à une des filles qui écrit sur un tableau, ne nous laissant pas le temps de répondre ou d'objecter.
Célia me regarde en haussant les épaules.
— C'est Manuela. Elle est comme ça. Moi, je l'adore.
Elle a dit « Je l'adore » comme elle aurait dit « Elle m'impressionne ». J'acquiesce dans tous les cas.
Elle m'emmène voir trois femmes debout autour d'une table sur la terrasse. L'une d'entre elles agrippe fermement un seau, tandis qu'une autre touille avec effort l'intérieur à l'aide d'un bâton. La troisième est penchée au-dessus dudit seau et tient à la main un sachet qui s'apparente à de la farine.
« Ça prépare la colle ici ? » leur demande Célia, moins pour avoir une réponse que pour engager la conversation.
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Autopsie des passions assouvies
RomanceLouise Keller, 27 ans, a rencontré Stéphane après des années d'errance sentimentale. Si le début de la relation la place sur un petit nuage, l'orage gronde au loin. Pourra-t-elle fuir les démons qui l'habitent encore longtemps ?