02 - Stéphane (1/3)

5 1 9
                                    

Stéphane est un homme de grande taille, dépassant légèrement son mètre 90, critère quasi indispensable pour considérer une relation avec moi qui ai souvent été la plus grande fille de la classe. Il est d'une épaisseur qui au premier abord me l'a fait paraitre comme un bon vivant, de ceux qui apprécient avec une pointe d'excès les plaisirs de la table comme ceux des pintes belges. L'examen plus appuyé de ses facettes démontre à l'inverse qu'il a fait sienne la locution latine Mens sana in corpore sano, « un esprit sain dans un corps sain » : l'homme se dresse dans un chino beige dans lequel étouffent deux imposantes jambes, dont le volume n'est pas étranger à la pratique régulière de la presse horizontale, et sur lequel se pose un torse presque cubique dans une chemise bleu foncé aux boutons sous pression et aux coutures suffocantes du supplice de deux biceps nervurés, eux aussi habitués aux souffrances de la salle de sport. Le tout est surplombé d'une mâchoire carrée impeccablement rasée et une coupe ajustée au millimètre sans aucun écart pileux malgré l'heure tardive et la chaleur élevée de cette soirée de fin août.

En plus de ces dispositions physiques apolliniennes qui ne laissent pas de marbre Jonathan, à en juger par la façon dont ses yeux pétillent de l'autre côté de la table, Stéphane a cette faculté à paraitre toujours alerte et soigné, comme s'il était à chaque instant fraîchement douché. Cela pourrait rapidement devenir une source de jalousie pour tous ses proches s'il ne complétait pas cet idyllique tableau par une gentillesse et une capacité d'écoute d'un contraste saisissant qui en a fait dire à plus d'un « comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences ». Ce sont d'ailleurs ces aptitudes à mettre à l'aise son interlocuteur et à lui donner l'impression d'être le centre de son attention qui sont entièrement à l'œuvre pendant que Célia raconte par le menu son rendez-vous Tinder devant les pizzas chaudes et les bouteilles de Coca-Cola étalées sur la table du salon chez Stéphane.

Je devine rapidement par l'angle du récit et les regards en coin qu'elle me jette que c'est sa façon à elle de tester la patience et le niveau de tolérance de ma pièce rapportée sur les sujets les plus provocants. Elle s'attarde en effet sur des concepts militants féministes et des détails qui ont habituellement le don, si ce n'est de choquer un auditoire néophyte, au moins de lui occasionner une gêne palpable. Ce soir, l'enjeu s'avère bien plus grand cependant : le moindre écart de comportement qui ne correspondrait pas aux standards minimums requis par Célia s'avérerait éliminatoire pour espérer une histoire longue avec moi, ou à défaut un minimum de sympathie de sa part. C'est que si ma sœur de cœur ne valide pas un garçon, l'affaire est mal engagée. Même si nous sommes le premier jour de mon déménagement chez Stéphane.

« Il faut savoir faire monter un peu l'attente, parce que ça fait des années que les hommes volent le temps aux femmes avec la charge mentale, l'attribution forcée du foyer, les contraintes de beauté, donc j'avais programmé 15 minutes de retard. Enfin, de rattrapage genré. Au moment où j'entre dans le métro, il m'envoie un message pour me dire qu'il va arriver 20 minutes plus tard que prévu et qu'il est désolé. »

Elle sort son portable et nous lit le texto.

— Il a vraiment écrit : « désolé je vais avoir 20 min de retard, retenu par mon boss, prends un café en attendant, c'est pour moi ». Déjà, être désolé, ce n'est pas correct, je suis désolée, mais quand on fait les choses bien on présente ses excuses.

— Et qui lui dit que tu aimes le café ? lancé-je ironiquement, alors que j'observe Stéphane qui reste d'un remarquable stoïcisme.

« Contente-toi de sourire poliment en mangeant ta pizza et tout se passera bien », lui commandé-je en moi-même.

— Oui, déjà, et puis l'excuse pourrie ! Tu es tellement aliéné par ton boulot que tu ne peux pas privilégier les rapports humains ? Je passe sur le côté paternaliste de vouloir m'offrir un café. Merci, mais je peux payer mon propre café, on est au 21e siècle et les femmes sont autonomes.

— Tu n'es plus au RSA, toi ? ose Jonathan en étalant grossièrement son sachet d'huile pimentée sur sa part de pizza au chorizo.

— Le RSA, mon cher ami, c'est un conquis social qui provient aussi de la lutte des sœurs politiques qui m'ont précédée, et ça aide beaucoup de femmes à s'émanciper dans un système qui veut les contraindre financièrement en les poussant hors des études, hors du monde du travail, et en les transformant en machines à faire des enfants.

— Il fait exprès de te provoquer Célia, fait remarquer Assia.

— Je sais qu'il fait exprès, mais j'explique quand même pour tout le monde.

Elle répond à Assia en me jetant un regard furtif, comme pour confirmer mon intuition qu'il s'agit moins de l'occasion pour elle de s'élever dans une nouvelle tribune contre les injustices du système qu'une façon détournée de vérifier que Stéphane sait à quoi il s'engage en m'acceptant dans sa vie, et inversement. Elle continue : « Donc le type arrive 5 minutes après moi, et directement il s'avance pour me faire la bise. Je me recule et je lui dis qu'on ne fait pas la bise à quelqu'un qu'on ne connait pas sans son consentement. En vrai je m'en fiche, mais c'est pour le principe. Pas la peine de rouler des yeux Jo, tu crois que je te vois pas derrière ton carton de pizza ? Le gars s'excuse, d'une voix toute douce. Bon point pour lui. Il s'assied, on discute, ça se passe bien. C'est là où il me dit qu'il écrit de la poésie, tu te souviens Louise ? Il me fait lire et honnêtement... je trouve ça assez mignon. Deuxième bon point pour lui. Ah aussi autre bon point : le gars est carrément canon. Tout à fait ton genre Louise. Bref, ça se passe plutôt bien, et je vois qu'il est déjà presque 20 h, sauf que j'ai pas prévu de passer la soirée à discuter, alors je lui propose de venir chez moi. Au moment de sortir ma carte, le gars me dit qu'il a déjà réglé, et je me souviens qu'il a dit qu'il allait aux toilettes 5 minutes avant. Là je lui demande s'il plaisante, et il me dit que non. Je sais ce que tu vas dire Assia, mais je peux pas laisser passer ça. Déjà que le système nous exploite en nous filant des emplois précaires ou à temps partiel, et moins bien payés, mais en plus il faut qu'on subisse le paternalisme de ces mecs qui pensent pouvoir acheter quoi ? Notre cul ? Notre silence ? Notre obéissance ? »

Elle se lève d'un coup, et pendant qu'elle poursuit sa diatribe avec son Coca à la main et renverse virtuellement le gouvernement à la solde de l'ordre capitalisto-patriarcal sans renverser une goutte de soda, je scrute le visage de mon bel amant. Ses yeux naviguent de haut en bas et de gauche à l'extrême gauche, en suivant machinalement le verre de Célia à mesure qu'elle se laisse emporter dans sa fièvre anarchiste. Ou communiste. Je ne sais plus exactement comment elle se définit, mais à l'évidence pas socialiste.

Ma mémoire me fait défaut, perdue dans les contours impeccables du menton de Stéphane, le long du chemin de ses lèvres silencieusement polies, sur le tracé de la cime de son nez cerné des lacs bruns de ses pupilles désormais fixées sur moi. Il me surprend à le contempler, et je me sens comme une enfant prise en faute. Sa bouche muette mime un tendre « Ça va ? ». Je sors de ma rêverie pour le gratifier d'un sourire.

Autopsie des passions assouviesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant