03 - Café crème (3/3)

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« Je te fais confiance. »

— Tu sais qu'on est là pour toi, et je parle pour moi et pour ta mère, continue mon père avec tendresse depuis la cuisine.

— Je sais, je sais, soupiré-je.

Mon ton contient la même dose d'ingratitude et de gêne que j'aurais eues si, adolescente, mes parents m'avaient déposée au collège devant toute ma classe dans leur vieille Citroën rouge, que mon père avait baissé sa vitre et avait lâché un tonitruant : « Bonne journée mon ange ! », et alors que mes joues se seraient remplies de sang, ma mère avait poursuivi d'un « À ce soir ma chérie ! » accompagné d'un signe de la main. La dure vie des enfants aimés de leurs parents.

— Bon, et le boulot alors, reprend-il en me tendant la brique de lait, ça fait un petit moment que tu ne m'en as pas parlé, ça va mieux depuis que t'es la cheffe ?

— Je ne suis pas LA cheffe, je suis responsable marketing.

— Mais tu es responsable de toi seulement ou d'autres gens ?

— Je gère deux personnes, précisé-je en versant une généreuse dose de la brique dans la tasse.

— Ah ! Tu vois que tu es la cheffe !

— Une petite cheffe alors, parce que j'ai le directeur marketing au-dessus, puis au-dessus c'est le directeur général, et encore au-dessus c'est le Président, et ensuite c'est l'actionnaire majoritaire, et au-dessus c'est le Président de la République, et tout en haut c'est...

— La CGT !

— C'est le Président des États-Unis, enfin, papa ! Elle était facile celle-là !

— C'est parce que moi j'aurais mis l'actionnaire majoritaire au-dessus du Président, ça m'a complètement chamboulé, se justifie-t-il en rigolant. En attendant que tu sois élue Présidente, il faut que tu te concentres sur ce que tu as, pas sur ce que tu n'as pas.

— Oui, j'ai déjà entendu ça, murmuré-je à ma tasse à café, la dispute avec Stéphane me revenant en mémoire.

— Je sais que tu n'aimes pas qu'on te donne des conseils, commence-t-il.

— Je n'aime pas en recevoir des non sollicités, l'arrêté-je avec cette précision de taille.

— Je sais que... je ne suis pas dans ta tête... ni dans ta vie... mais peut-être... pourrais-tu considérer... par exemple... de parler à quelqu'un de tout ça, me dit-il d'une voix basse.

Il s'était penché vers moi et avait haché chaque partie de la phrase pour être certain d'y mettre le plus d'arrondis possible pour ne pas me blesser. Raté.

— Papa, je t'ai dit que ça allait ! C'est derrière moi tout ça, c'était il y a longtemps. C'est pas pareil aujourd'hui, je veux juste que toi et maman vous ne vous mêliez pas de ma vie privée pour une fois. Je gère !

— D'accord, d'accord, tu gères, me fait-il en se reculant, et en mimant une fermeture éclair qui se ferme sur sa bouche.

C'est pour ça que j'espace les visites chez mon père et ma mère. Chacun à sa façon a le don de me ramener à mon statut de petite fille unique qui doit être protégée des innombrables dangers de ce monde et entourée de ses conseils avisés à chaque chemin. Dans cette maison où j'ai grandi et que mon père a réussi par je ne sais quel miracle à conserver après le divorce, c'est d'autant plus naturel que de me vivre enfant. Cette table, par exemple, j'en connais tous les coins par mon front, mon menton, mes épaules. À chaque chute, lui ou maman étaient là pour me relever, pour me consoler, pour faire disparaitre les blessures par des artifices magiques. J'ai mûri, je vois les fils, les cartes truquées, les double-fonds. Je connais les tours des magiciens. Il est plus que temps que les magiciens jouent leurs routines à d'autres. Je sais ce que vont penser les gens, mais mon père doit aussi accepter que je m'égare, que je tombe et que je coule seule, pour être capable dans le futur de retrouver seule mon chemin, de me relever seule, de nager seule.

De toute manière, un enfant, c'est une somme d'erreurs : celles qui auraient pu être évitées, celles qu'il fera de toute façon ; celles qui nous détruisent de l'intérieur et celles qui nous permettent de grandir. Il y a les erreurs qu'on dit à nos parents, celles qu'ils devinent, et celles qu'ils ne sauront jamais. De ces dernières, je pourrais écrire un livre. « Une saga à la Game of Thrones », dirait Jonathan.

Mon café est trop froid désormais.

Ce vendredi après-midi est déjà bien entamé lorsque je quitte le domicile de mon père. Le soleil très bas de janvier et le ciel couvert créent une atmosphère crépusculaire qui réveille en moi des envies de feu de cheminée, de chocolat chaud et de madeleines. Sur le trajet vers l'arrêt de métro, je sors mon téléphone portable. J'ai reçu un message de Stéphane qui m'apprend qu'il ne pourra pas me rejoindre tôt ce soir. Il me revient en mémoire ce que m'a dit mon père, alors que mes pas résonnent sur les trottoirs vides, l'écho de la déception de ce texto rebondissant sur les immeubles jusqu'au plafond obscur. « Parler de tout ça à quelqu'un ». Je parcours mon répertoire de contacts et m'arrête sur le nom au-dessus de celui d'Assia. « Antoine Voile Arcachon ».

« Envoyer un message ».

« Annuler ».

« Envoyer un message ».

Je sais ce que vont penser les gens.

Autopsie des passions assouviesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant