05 - Le poison (1/4)

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Des voix. Partout des voix. Des voix de toutes tessitures et de toutes émotions qui racontent des centaines de vies en même temps, toutes à la fois absolument inutiles et tellement indispensables, comme un mur de téléviseurs imbriqués les uns sur les autres et où chaque chaîne serait différente, l'une montrant un reportage circonstancié sur la soirée de la semaine dernière d'une bande de jeunes à la faculté, une seconde diffusant un téléfilm sentimental centré sur les tergiversations amoureuses d'une jeune fille aux cheveux blonds bouclés, une troisième suivant une enquête policière où cinq inspecteurs à peine sortis du lycée essaient de trouver qui se révèle coupable d'avoir fini le verre de bière qui était posé au coin de la table, une prochaine programmant un documentaire politique sur les divers mouvements de l'anarchocommunisme et les façons de s'opposer au pouvoir en place, une suivante retransmettant un nouvel épisode d'une sitcom où aux réparties les plus simplistes répondent des éclats de rire nombreux, une autre enfin donnant à voir le premier rendez-vous galant de deux participants d'une émission d'un télé-crochet entremetteur qui pourrait avoir pour titre « La laissera-t-il en placer une ? », et le tout serait recouvert par une bande son en boucle braillant des bruits de verres qui trinquent, de chaises qui griffent le plancher en cris stridents, de pas piétinant et de poings sur les tables, de moteurs de scooters et de voitures qui grondent à des volumes et tonalités hétérogènes, dans un brouhaha inextricable d'informations sensorielles dont seule notre incroyable capacité à l'attention nous permet d'éviter qu'il nous donne le tournis et qui nous oriente vers l'unique programme qui compte à ce moment précis : les visages de Jonathan et Assia suspendus à mon histoire, et la silhouette de Célia qui se faufile entre les tables du bar les bras levés telle une danseuse de flamenco, avec une pinte dans chaque main.

— Alors, raconte ! me dit Assia en salivant d'avance du récit que je leur ai promis.

— Elle fait monter l'attente, tu la connais. Le désir avant tout, ironise Jonathan, qui a déjà son cocktail habituel devant lui.

Je fais mine de suffoquer.

— J'ai... la bouche... sèche... difficile... de... parler.

— J'arrive, j'arrive ! annonce Célia, en claquant les culots des deux verres sur la table.

— Merci !

— Oui, merci, reprend Jonathan.

— La prochaine tournée c'est la tienne Lou. Maintenant on veut tout savoir !

Je serre doucement mon verre de mes doigts, lève mon bras et approche avec lenteur le récipient de mes lèvres, puis, tout en fixant Jonathan avec un plaisir non dissimulé, je bois une longue gorgée de bière avant de reposer le verre délicatement, non sans expirer dans un souffle bruyant. Il me fusille du regard.

— J'espère pour toi que ça vaut le coup.

— Écoute et tu jugeras !

— Alors, commencé-je en m'imaginant moi aussi désormais en présentatrice voix off d'un reportage, vendredi j'étais chez mon père, et en partant je reçois un texto de Stéphane qui me dit qu'il ne va pas pouvoir rentrer tôt ce soir.

— Encore ! réagit Célia.

— Chut, lui intime Assia.

— Donc je rentre, je me prépare à une énième soirée seule, il fait nuit, vous voyez, et au moment où j'ouvre la porte de l'appartement, je vois une silhouette dans le noir et j'entends juste « Bonsoir » avec sa voix.

— Pétain ! lâche Célia énervée.

C'est son interjection préférée, une déformation du classique « putain » dans une forme qu'elle juge plus conforme à ses valeurs féministes et anti-abolitionnistes concernant le travail du sexe, et par coïncidence en phase politiquement avec ses idées. Elle continue, remontée.

— Mais tu fais pas ça à une femme, la surprendre comme ça dans le noir !

— On est d'accord ! Mais attends parce qu'il s'est rattrapé juste après. Il m'annonce qu'il m'emmène en week-end romantique dans un château, un truc genre Smartbox, ou quelque chose comme ça.

— Trop bien, réagit Assia en rêvant à haute voix.

Autopsie des passions assouviesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant