02 - Stéphane (3/3)

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« Louise, tu connaissais déjà, non ? »

— Oui, bien sûr, répliqué-je spontanément avec assurance, ne détectant pas le moindre indice sur le sujet de la conversation, mais ayant développé professionnellement ma compétence à paraitre experte et parée sur n'importe quel domaine.

— Tu veux peut-être leur raconter alors ?

— Tu m'as l'air lancé, continue, l'intimé-je d'un sourire battant des cils.

— OK, tu me corriges si je me trompe dans les noms.

— Bien sûr, acquiescé-je en ponctuant ma phrase d'un regard complice à Jonathan qui mime un fouet et lâche une discrète onomatopée de claquement pour accompagner son détournement du sens du mot « corriger ».

— Alors c'est un refuge qui est dans les Pyrénées, côté espagnol, ça s'appelle Goriz. Pas loin du cirque de... Giverny ?

— Gavarnie.

— Gavarnie, j'étais pas loin. On a laissé la voiture du côté français et on a pris nos sacs et les tentes et on a rejoint à pied un premier pic à 4 000 mètres, c'est ça Louise ?

J'opine. Le Cylindre du Marboré culmine en réalité à 3 328 mètres, mais les quelque 700 mètres d'écart ne sont qu'une des innombrables imprécisions qui jonchent le récit que relate Stéphane de notre semaine estivale. S'il essaie de mentionner chaque lieu avec son nom exact en adoptant un accent espagnol qui ne duperait même pas un producteur hollywoodien, en mettant en exergue la beauté des paysages montagneux, leurs sommets ébouriffés débordant du bleu azur du ciel clément de la mi-août que l'on trouve aussi bien dans les airs que dans les reflets paisibles des lacs pyrénéens, s'il s'évertue à décrire l'incongruité millénaire des pierres éparses qui se détachent des falaises verdies sillonnées par les sentiers solitaires, les improbables et poétiques rencontres animales, végétales et humaines que nous avons été amenés à faire au milieu de ce monde dans le monde, il ne s'attarde néanmoins pas sur les moments privilégiés que nous avons passés alors que nous n'étions observés que par les pics et les crêtes, écoutés par les criques et les précipices seulement, jugés par les étoiles et le vent uniquement.

Dans la voix grave et suave de Stéphane et de ses craquantes hésitations géographiques, malgré l'attention qu'il porte aux détails, il y a à l'évidence un élément qui manque à l'exposé de notre aventure espagnole, puisque dans le visage rêveur d'Assia, dans le regard amusé de Jonathan et dans les pupilles assidues de Célia, je ne constate pas la présence de la jalousie saine qu'aurait pu provoquer la narration par le menu de ces nuits sous la tente ; quand, après quelques heures de marche au milieu des pistes de poussières et d'herbe, je le découvrais vêtement par vêtement et je révélais son corps en traçant de mes yeux puis de mes ongles les ombres et lumières autour de ses quadriceps, de ses fesses, de son dos ; puis, quand je le retournai à califourchon sur lui pour continuer mes dessins de ses trapèzes, de ses bras, de ses abdominaux, de son aine ; quand, à genoux sur le sol, les yeux fermés, j'attendais que claque contre le haut de mes cuisses la paume de sa main, puis ses hanches fermes ; quand je rapprochai mes lèvres des siennes et que je le sentais souffler son désir au plus près de mon visage, et que je respirais à pleins poumons puis expirais cette délicieuse fumée qui envahissait du coucher au lever du soleil la toile de la tente humide ; quand ses doigts s'accrochaient à mes lombes pour ne pas tomber, à mes cheveux pour ne pas tomber, à mon cou pour ne pas tomber, et quand enfin nous tombions tous les deux. Assurément, au récit d'un seul de ces innombrables circuits érotiques nocturnes sur lesquels nos passions ont cheminé comme nous avons parcouru les sentiers sinueux du Mont-Perdu, ils seraient, comme je le suis moi-même à l'instant, aussi troublés de bas en haut de leur être, et cet appétit indicible aurait également pris chez eux la forme d'un tremblement de menton et d'un mordillement fugace de lèvre.

« Quelqu'un veut un fruit en dessert ? » lancé-je autour de la table pour interrompre mes vagabondages voluptueux. Je me lève sans attendre de réponse et j'évite le regard de Stéphane qui pourrait — j'en ai l'impression — me déshabiller instantanément, probablement par la fonte subite de mes vêtements dans la chaleur aoûtienne. Jonathan, le premier, hoche la tête de gauche à droite, suivi par Célia. « Vous avez quoi comme fruits ? Je viens avec toi dans la cuisine » me lance Assia sans attendre ma réponse.

Lorsque je me retourne une fois arrivée dans la pièce, elle me dévisage, interrogative. Je suis sur la défensive.

— Quoi ? murmuré-je.

— Il a l'air bien, dit-elle une pointe de surprise dans la voix.

— Oui, pourquoi ?

— C'est... inhabituel, me répond-elle avec des points de suspension qui auraient pu me vexer si je ne m'étais pas déjà préparé à toutes les remarques possibles et aux silences les plus insultants.

Elle poursuit.

— Tu as l'impression que c'est le bon ?

— Je crois que je n'ai jamais ressenti ça pour quelqu'un, ou au moins depuis longtemps. Alors on verra bien, et toi tu en penses quoi ?

— Je ne sais pas, hésite-t-elle.

— Oh allez !

— Je ne sais pas si je devrais te le dire, commence-t-elle en augmentant encore un peu le suspense, exprimant un doute profond sur son visage.

— Tu me saoules.

— Justement, j'ai un bon pressentiment pour vous deux, vous avez l'air de bien vous entendre et ça a l'air d'être un gars correct pour toi.

— Tu me rassures ! Pourquoi tu ne voulais pas me le dire ?

— Je ne veux pas te porter le mauvais œil, surtout que tu as tendance à faire l'inverse de ce qu'on attend de toi quand tu ne sais pas trop ce que tu veux.

— Est-ce qu'on sait vraiment ce qu'on veut ?

— Oui, me répond-elle sérieusement. Des prunes.

— Hein ?

— Pour le dessert, me spécifie-t-elle avec une espièglerie rare de sa part, je sais que c'est plein de potassium, c'est bon pour le cœur. Comme Stéphane.

J'espère qu'elle a raison. Au fond de moi, je sais aussi que la prune est un fruit de saison.

Autopsie des passions assouviesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant