Un quotidien mécaniquement animalesque

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2022

Crépuscule obscur. Les stores à peine ouverts émettent un rayon translucide qui se dépose, aussi délicatement que la caresse d'un ange, sur les édredons. Imperceptiblement, le rythme régulier et profond de la houle aux multiples broderies atteste du sommeil de l'homme.

6 heures. Alarme assourdissant du réveil, produit révolutionnaire, aujourd'hui si commun. La vague de respiration se brise, la couverture glisse. Deux billes blanches illuminent les ombres, jetant leur dévolu sur la table de chevet. La main, aussi blanche qu'un fantôme sous la lumière lunaire, agrippe avec une énergie désespérée le bord en chêne. Le tintamarre meurtrissant ses parois auditives, comme un battement de cœur à basse fréquence, la main devient poing et s'écrase violemment sur la machine déjà martelé de coups répétés depuis plusieurs années.

Lumière aveuglante. La main cadavérique, prenant alors une couleur chair, plus humaine, se retire lentement du soleil miniature. Les paupières avaient recouvert les billes, encore trop fragiles, de cette nuit sombre. Cette ultime agression finit de chasser les bribes de sommeil, Morphée a fui l'affolante blessure visuelle. Les couvertures glissent à nouveau, un pied gris, veiné de rivières bleues, tâtonne le sol à la recherche d'une paire moelleuse.

Pas lents, parquet grinçant, tiroir persistant, bruits de couverts clinquants, craquement de graines broyées et moulues. La main se redresse et va chercher loin, encore plus loin, sur une étagère bien trop haute qu'il faudrait changer depuis longtemps, le contenant transparent où le doux nectar noir à l'arôme addictive vient se loger. Il remonte la précieuse mixture à son visage marqué, et hume avec le plaisir du quotidien la tendresse de cet or noir moulu, ses rides disparaissent à chaque respiration.

Vent violent. La porte claque à faire trembler la demeure. La maison parle, à coup de sifflements entre les murs, elle chante et souffre, victime passive de l'émanation virevoltante. Les arbres aussi frissonnent, laissant tomber leurs abattis. Sur le chemin jusqu'à la petite cabane vitrée, le courant caresse les allées de chênes et lui tient compagnie.

Dans un volute de fumée grise, l'animal routier, aux grands yeux vitreux, s'arrête et ouvre ses parois. Il s'affaisse lorsque, par dizaine, des hâtifs foulent le revêtement sale et piétiné. Plusieurs minutes passent, et plusieurs alarmes sonnent. Comme une menace, les portes se ferment, et les retardataires se jettent dans l'habitacle, espérant passer dans la mince ouverture. Qu'importe la douleur, la foule à l'intérieur, ou l'attente des passagers, aucun ne doit rester sur le trottoir bétonné.

Puis, dans un hennissement essoufflé, l'invention thérianthrope commence sa course. Les soupirs, à chaque arrêt ou tournant, prennent de l'ampleur. Les crissements, semblables aux chants de baleine en souffrance, ponctuent le chemin. Dans le silence, des milliers d'hommes commencent leur journée ainsi : en se faisant avaler par un être hybride aux multiples sons et couleurs.

Bruit de foule, croissant à chaque avancée. La fourmilière géante de ce début de journée s'active aux embouchures souterraines. Les bruits des conversations ne parviennent pas à masquer le bourdonnement mécanique qui descend dans le ventre de la terre. En s'approchant, le rythme éternel et soufflant prend l'emprise sur les lieux. Le Ta-Tam périodique ne s'arrête jamais, comme un cœur mécanique sans obsolescence. Les marches ne finissent jamais, elles recommencent inlassablement le cycle, remontant par rouleaux et descendants, ne croisant jamais autre compagnie que leurs voisines.

Les fourmis entrent et sortent en trombe, pressées par le temps et les normes qui s'affichent sur les murs carrelés. Le bruit strident au loin rappelle à certains leurs adducteurs, et l'impression omniprésente que le monde va toujours plus vite. Les cartes bipent, les tourniquets tournent, croisant des milliers de jambes honnêtes, ou friponnes sautant au-dessus. Les escaliers sont dévalés en furie.

Silence. Placés devant les faits accomplis : l'attente. Ici, ce n'est pas l'homme qui décide, mais la machine, qui dicte le rythme de vie. Quand elle arrive, elle actionne le levier de vitesse gravé en chacun. Quand elle part, c'est le désespoir, résignés pour les uns, qui demeurent immobiles devant les rails, contestés par les autres, qui se trémoussent et ne cesse de regarder les minutes passer en vue du prochain sauveur. Mais il y a peu de paroles qui perturbent le silence. Seuls les bruits de pas, les respirations et les battements mécaniques au loin gardent l'autorité.

D'abord, c'est le grondement sourd, comme si de multiples chevaux de fer arpentent le tunnel. Puis le souffle chaud, brûlant, qui prend au visage depuis la bouche ouverte s'enfonçant au loin. Les yeux se lèvent, vers l'inévitable monstre de vitesse. Et lorsqu'il arrive, si rapide que ses freins meurtrissent les oreilles de son bruit strident, le silence sacré est rompu. L'attente est finie, la course reprend. Les portes s'ouvrent alors que la machine n'a pas fini sa course, les talons claquent sur le sol, les chaussures se précipitent dans l'habitacle, pour que, quelques secondes plus tard, l'alarme si familière retentisse et que les battants vitrés se joignent à nouveau dans un froissement métallique.

Dans le ventre de la chenille de fer, c'est à nouveau le silence. Mais ce n'est plus une attente affligée, mais soulagée. Le moment du jugement est passé, la vie avance à nouveau. La voix féminine et enjôleuse annonce chaque arrêt, inlassablement. Ce monstre de vitesse, testament de la modernité de la ville, ne s'arrête jamais. Il rôde en permanence, et sous nos pieds, gronde, menaçant.

Un jour, il s'arrêtera. Mais l'homme, dont le visage scrute les parois vitrées, vide de sens, et ne peut distinguer le paysage flou et obscur, ne verra jamais son obsolescence.

Les Mondes VersatilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant