L'appel du Large

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2023

Me lever tôt a toujours été une nécessité. Habituellement, le réveil me tire de mes rêves brumeux, ce n'est alors que pour me signaler que mes obligations m'attendent. Mais aujourd'hui, mes yeux s'ouvrent alors qu'il fait encore nuit. Je sais qu'il s'agit d'un appel. Je sais que je suis enfin prête. Prête à partir.

Je jette un œil sur le bord froid de mon lit, celui qui fait face à la porte, celui qui a toujours été à moi avant d'être à Elle. Elle n'est pas venue la nuit dernière. La porte ne m'en paraît que plus atteignable.

Avant, Elle n'avait pas de nom, mais je n'avais pas envie de le connaître. Je la voulais simplement Elle. Mais ce matin, je l'ai enfin compris.

Le vent frais me mord les joues, mais je ne le sens pas. La porte claque dans mon dos. Je frissonne, cette porte est enfin derrière moi. Ce frisson m'envahit petit à petit, devenant un véritable tremblement une fois les mains posées sur le volant de la voiture. Celle qui a toujours été à moi avant d'être sous Son contrôle.

Le tremblement devient nervosité, et au fur et à mesure que le temps tourne, j'ai peur qu'Elle ne revienne. Ce sentiment affreux me suit depuis bien trop longtemps pour que je n'arrive pas à en déceler les signes. Les mains moites, le regard vide, le sablier me semble s'écouler avec une lenteur infinie depuis le moment où mes clés ont enfin trouvé le trou de la serrure jusqu'à la sortie de la ville.

Ce n'est qu'une fois passé ce point de non-retour que je peux enfin goûter à l'instant présent. Je commence à prendre conscience de ce qu'il se passe autour de moi.

A mes yeux, les levers de soleil ont toujours eu cet arôme rare de plaisir secret. Surtout en hiver, quand on a la chance de pouvoir l'admirer percer le lointain. Je me souviens avoir longtemps aimé venir les observer en secret... jusqu'à ce que toute mon attention se retrouve aspirée par Elle.

L'aurore révèle petit à petit de sa douce blancheur les flots que je longe. C'est une sorte d'indiscrétion que je ressens, au volant de la petite voiture, dans l'ombre d'un soleil naissant, comme si j'assistais à quelque chose que je n'aurais pas dû voir. Entre les arbres encore d'un noir profond, qui me rappellent mes peurs enfantines, et les rares maisons de pierres, toutes vêtues d'une robe bleutée, tirée d'un imaginaire oriental qui se serait perdu en chemin, j'observe l'ascension de l'astre.

Quelques kilomètres plus loin, le soleil apparaît à présent par épisode, à travers la vitre, pour venir caresser la mer. Il glisse sur l'eau maintenant plus bleue que nuit, avec cette douceur qu'ont les choses naturelles. Pourtant, il ne restera pas là, il poursuivra inlassablement sa course. Le temps est bien la seule chose aujourd'hui d'inarrêtable et de si précieux.

Je soupire en songeant que le mien s'était finalement calqué sur le Sien pour ne plus du tout m'appartenir.

J'ouvre la vitre, avec cette insoutenable envie de me baigner dans l'atmosphère féérique. J'ai envie de retrouver mes sensations, cette sensation de sentir l'instant présent courir sur ma peau. Le vent est toujours aussi frais, les faibles rayons n'ont pas encore réchauffé le monde. L'odeur de la mer me prend les narines, et je fermerais presque les yeux pour en profiter. L'iode est une de ces drogues que les habitants des côtes connaissent si bien, même Elle n'avait pu m'en défaire. C'est pourquoi je longe ces eaux, incapable de les quitter, tant désireuse de les suivre jusqu'où ils me mèneront. Sur la route, je suis seule, rares sont les voitures qui longent ces chemins de campagne, un jeudi matin.

Je prends conscience que j'ai laissé mon portable chez moi. Peut-être sonne-t-il le gong du rituel matinal ? Libre de mes obligations lointaines, je respire à nouveau. Elle n'est plus là Elle non plus. Peut-être est-ce la première fois en 6 ans que je respire enfin. Je pense qu'Elle vivait en aspirant mon oxygène.

Une bouteille d'eau roule à l'arrière, mais le bruit ne me parvient pas. Il est recouvert par les cris des mouettes, et le rugissement du moteur de la voiture. Ce dernier trouble peut-être les lieux. Il dérange sûrement la poésie silencieuse qui prend place. Heureusement, il m'empêche inévitablement de laisser mes pensées m'entraîner dans le passé. Ce serait trop beau pour Elle, Elle aurait gagné.

Quand je songe qu'Elle avait petit à petit réussi à me séparer de mon grand amour, de mes amis et de ma famille... Il a fallu du temps avant que je ne sorte de ce brouillard dont Elle m'avait entouré. Il a fallu encore plus de temps avant que je ne mette un nom sur cette relation toxique. Elle a aspiré chaque partie de ma vie et me tenait dans sa main. Je ne vivais que pour Elle.

Ce matin, j'ai enfin osé La laisser derrière moi. Elle et tout ce qui me retenait encore prisonnière derrière ma porte. Je n'aurais jamais cru devoir simplement accepter Son nom pour enfin m'en sortir. On me l'avait décrite comme particulièrement tenace une fois accrochée à sa proie... Je n'aurais jamais imaginé que ce serait un jour mon tour, je me croyais plus forte que ça. Je sens une boule se former dans ma gorge.

Je me gare au bord d'une plage dont le sable me paraît semblable à de la poussière d'or. Les rayons du soleil illuminent les lieux. Mes pieds foulent les petits grains avec ce plaisir innocent que je croyais perdu.

Il faut que ça sorte. Il faut que je crie Son nom pour enfin La laisser partir.

- DÉPRESSION !

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