— Ton discours est terminé ?
Assis à l'autre bout de la table, mon père m'adresse la parole. Cela a dû lui coûter une minute précieuse de son temps professionnel, et encore, sa question y a un rapport. J'ai pris l'habitude de le voir convoiter plus d'intérêt à son téléphone et à ses dossiers qu'à moi, mais ça m'ennuie toujours autant. Pas un seul mot pour me demander si j'ai bien dormi ou si j'aime les croissants que nous a préparé notre cuisinière ce matin. Son travail passe avant tout et depuis l'accident, c'est pire. Lui qui s'enfermait déjà derrière son rôle de PDG d'une grande entreprise, je ne suis pas capable aujourd'hui de lui trouver une autre personnalité. Sa journée type n'a pas changé depuis des années. Au réveil, il consulte ses rendez-vous de la journée sur sa tablette, envoie des mails par centaines à ses fournisseurs et vérifie qu'aucune rumeur circule sur lui et son entreprise dans le journal. À midi, il déjeune dans un restaurant de luxe pour parler affaires avec ses partenaires et dans l'après-midi, ses rendez-vous défilent sans pause. Enfin le soir, il est invité aux plus importants évènements afin de tenir sa réputation. Je n'aurais qu'à lui reprocher son manque de présence dans cette maison trois fois trop imposante pour deux personnes, s'il me laissait en dehors de cet enfer, mais je n'ai pas pu y échapper. Dès mes dix ans, la ligne de ma vie ne m'appartenait plus. Évidemment, je n'ai pas eu mon mot à dire. On m'a tendu un papier, on m'a dit de signer et je l'ai fait sans réaliser l'attente qu'on avait de moi. À maintenant vingt ans, je suis l'heureux successeur d'une entreprise de produits dont je ne porte aucun attrait.
— As-tu fini de rédiger ton discours ? obtempère mon père en pensant que je n'ai pas entendu sa question.
Marine, notre gouvernante, me regarde avec appréhension. Elle sait que je n'ai rien commencé à écrire et elle sait aussi que je n'arrive pas à poser un mot sur une feuille, mais elle s'abstient de le préciser à mon père.
— J'ai pratiquement terminé, mentis-je.
— Très bien. Tu le feras lire à Paul avant la soirée.
Paul est notre correcteur, ou du moins la personne qui rectifie chacune de nos prises de parole devant un public. Il s'assure que tous nos mots sont cohérents et qu'ils ne reflètent que la directive principale de l'entreprise : « faites confiance à nos produits qui changeront votre vie ». En réalité, Paul finit toujours par réécrire mon discours parce que je ne développe pas assez ce point de vue. Il soutient quand même que j'ai une belle calligraphie.
— M'as-tu entendu ? insiste-t-il lorsque je ne lui donne pas de réponse.
— Oui.
— Ne me déçois pas, Eugène.
Difficile à promettre lorsque je n'ai aucune envie de me rendre à cette soirée, mais après trois mois de préparation, je ne peux pas me désister. Cette soirée commémorative aura bien lieu demain. Quand je termine de boire mon chocolat, je me lève pour ranger ma tasse. Cet acte désespère mon père qui me rappelle qu'il ne paye pas nos gouvernantes pour rien. Je déteste le manque de respect qu'il peut parfois leur accorder. Dire merci ne tue personne. Dans la cuisine, je retrouve Marine devant une haute pile d'assiettes et de couverts qui ont servi la veille. Si la plupart du temps, les réunions se déroulent dans les bureaux de l'entreprise, il arrive que mon père propose à ses hôtes de dîner à notre résidence principale. Marine n'est prévenue que trente minutes à l'avance, ce qui lui demande une charge de travail conséquente que mon père n'a pas l'air de réaliser.
— Ne vous dérangez pas avec ça, Eugène, dit-elle en récupérant ma cuillère. Je peux m'en occuper.
— Êtes-vous en train d'insinuer que je ne sais pas faire la vaisselle, Marine ?
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Watch me burn
Lãng mạnIl y a six mois, un terrible accident cause la perte de deux personnes importantes pour Eugène et Émile. Quand l'un tente de survivre à cette douleur et d'obéir à son père, l'autre découvre un objet qui pourrait détruire toutes les versions de ce pr...