Chapitre 4

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Son œil droit est gonflé, sa paupière tourne au violet et le coin droit de sa lèvre vire au bleu. Il porte un bandage sur son sourcil gauche et même s'il fait tout pour qu'on ne le remarque pas, je le vois tirer sur sa chemise ample pour qu'elle ne touche pas sa peau. Sa démarche est saccadée, son regard suit le gravier de la cour et le plus effrayant, son casque n'est pas sur ses oreilles. C'est un rituel qu'il ne lâche jamais. Dès qu'il passe les portes de la fac, il écoute sa musique préférée qui le motive à affronter une journée de plus dans cet endroit. Il n'a transgressé cette routine qu'une seule fois depuis que je le connais, le jour où il est revenu en cours après le décès de sa mère. Comme la dernière fois, je me précipite vers lui pour l'aider à apaiser son malheur, sauf que je suis arrêté par ma meilleure amie qui me tire par le bras.

— Eugène, attends. Ton père a été formel. Il faut que tu évites de te jeter sur Émile si tu veux le voir tous les jours.

— Alors, je dois passer outre le fait qu'il est blessé, m'offusqué-je.

— Juste le temps que tout le monde oublie cette affaire. Imagine ce qu'on dira sur vous, si on te voit débarquer auprès de lui comme ça.

— Et si personne ne nous voit ?

Elle souffle parce qu'elle comprend très bien ce que j'attends d'elle. Je cherche à parler seul à seul avec Émile. Malgré l'immense terrain qu'occupe notre faculté, il y a peu d'endroits pour être isolé des autres. Mais Mila en connaît un rayon sur les cachettes secrètes. Tous les deux dans le même cursus, nous passons notre temps à sécher les cours. Nos professeurs ne nous interpellent jamais puisque nous connaissons déjà par cœur le contenu de leur programme scolaire. Le but de cette licence est d'obtenir le diplôme en fin d'année, point final. Nos connaissances sont aussi élevées que celles de nos enseignants. Nous pourrions renoncer à ce bout de papier et partir de cette faculté, mais traîner ici est la seule échappatoire dans notre vie quotidienne. Pas de réunion, aucune visite guidée dans un laboratoire et pas de supériorités pour nous surveiller. Alors nous profitons de ces prétendues journées normales pour nous cacher et nous moquer des derniers investisseurs que nous avons rencontrés. Dernièrement, nous avons opté pour une terrasse cachée derrière la salle de laboratoire des élèves de dernière année, mais un professeur nous a démasqué lorsqu'il jetait ses solutions par la fenêtre. En échange de son silence, nous lui avons promis de ne rien dire concernant sa manière d'éliminer les produits chimiques qu'il utilise. Depuis cet endroit, nous sommes à court d'idées. Mais j'ai confiance en Mila qui trouvera bien un moyen pour que j'adresse deux mots à Émile. Quand mon portable affiche 9 h 50, je soupire parce qu'un contrôle nous attend. Nous pouvons sécher certains cours, mais nous tâchons tout de même de montrer notre présence pour éviter que nos professeurs préviennent nos pères au sujet de nos escapades non autorisées. Finalement, nous sommes toujours rattrapés par notre devoir d'enfant de PDG.

Je suis du regard Émile qui se dirige vers les toilettes et je suis tenté de le rejoindre puisque c'est peut-être le seul moyen qui me permettra de lui parler dans la journée, mais Mila m'entraîne de l'autre côté. Quand on arrive devant la salle de cours, les messes basses prennent de l'ampleur. Leurs chuchotements devraient m'éviter de les entendre, mais je parviens à obtenir l'essentiel de leurs conversations et je ne suis pas étonné d'en être le sujet. Beaucoup se demandent comment Émile a pu entrer dans la villa étant donné que cette soirée n'était réservée qu'aux invités. Je me pose aussi la question puis je me souviens du manque d'effectif dans nos gardes du corps. Cynthia n'a sûrement pas eu le temps d'embaucher quelqu'un d'autre pour la soirée, ce qui malheureusement lui vaudra une sanction de la part de mon père. D'autres félicitent Émile d'avoir frappé un milliardaire haut placé et très hautain. Cela ne m'offense pas, peut-être parce que mon père a mérité ce coup de poing. Enfin, quelques-uns se questionnent sur ma relation avec Émile. Et ils n'obtiendront aucune réponse claire provenant de ma bouche. Mila me tire par la manche et nous traversons cette assemblée de curieux pour trouver une place dans le fond de la salle. Elle me donne un crayon parce que j'ai oublié ma trousse et nous nous taisons lorsque le professeur entre. Après deux heures de rédaction, je rends mon devoir en m'en voulant encore d'avoir oublié qui étaient les précurseurs du Romantisme. Mila s'indigne quand je lui déclare n'avoir pas pu nommer un seul grand écrivain, puis je me tape le front quand elle me parle de Chateaubriand ou encore de Rousseau. Ces fiches de révisions m'ont toujours été utiles dans cette matière, mais depuis qu'elle a commencé à mettre des couleurs partout dessus, je ne sais plus à quoi correspond sa légende. Si une grande partie de notre programme comporte des cours magistraux sur le management, nous avons eu le droit de choisir deux options en première année. La première étant la littérature française présentée chaque année par une ère différente. L'an dernier, le XVIIIe siècle et cette année, le XIXe siècle. Et les seules heures où Mila et moi ne sommes pas ensemble sont pour notre deuxième option. Je refuse encore de croire que Mila a une option scientifique. Son père veut faire d'elle une femme d'affaires, mais également une excellente scientifique et pour cela, elle suit un cours de biologie. À vrai dire, j'aurais dû aussi m'y inscrire, mais j'ai choisi la photographie et ça, mon père ne le sait pas.

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