Chapitre 1 : Se scarifier

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Personne ne fait ça la veille de son premier rendez-vous avec un homme : se scarifier. Avant, je croyais que tout le monde se scarifiait... Je me souviens, d'une fois, où, marchant le boulevard, je pensais que tous les gens que je croisais se faisait également du mal. Maintenant je sais que ce n'est pas tout le monde. Ce n'est pas tout le monde qui se scarifie la veille de son premier rencard. Mais il me semble que, si j'écris ce roman, il faut croire que d'autres aussi l'ont fait. C'est le jeu du moins.
Je ne me souviens pas m'être scarifiée, la veille. Je ne m'en souviens que, deux ans plus tard, lorsque je parle de Valentin – c'est le nom de cet homme – à mon psychologue : et que celui-ci me dit qu'il se souvient que je lui avais dit que je n'avais pas envie d'aller à ce rendez-vous... Je ne me souviens pas encore. Pas tout de suite. Je réponds seulement que c'est « normal » de ne pas avoir envie d'aller à un rencard ; c'est parce que j'avais peur.
En effet : j'avais peur.
J'avais peur qu'il me viole. Qu'il me tue. Qu'il me mange...

Ce n'est que plus tard dans la journée, en y réfléchissant bien, que cela me revint en mémoire. C'est toujours comme ça : je me scarifie, puis j'oublie.
Est-ce à dire que je me suis scarifiée parce que je n'avais pas envie d'aller à ce rendez-vous ?

Pourtant j'ai fait ça aussi :
Je me suis fait des tresses. Avec des mèches X-Pression que j'ai trempées dans l'eau chaude.
Je me suis épilée. Avec un rasoir jetable. (Et non, je ne me suis pas scarifiée avec. Pas cette fois-ci.)
Je me suis fait un masque pour le visage. À l'argile verte.

J'ai choisi avec soin les vêtements que je porterais demain : un pull bleu, une jupe évasée beige (qui appartient à ma petite sœur), une paire de bottes noires, le tout recouvert d'un manteau classique bleu marine.
J'ai choisi les accessoires : un sac Polène couleur amande fraîche, et une barrette de fleurs à mettre dans les cheveux.
Et j'ai choisi les sous-vêtements : une culotte en dentelle couleur rouge bordeaux. (Je ne porte pas de soutien-gorge.)

J'ai pris aussi un maillot de bain. Le orange, couleur rouille. Même si je jouais à l'idiote quand, la veille, Valentin me demandait si j'aimais bien l'eau : je parlais baignade, alors même que je comprenais qu'il s'agissait d'un jacuzzi...
Un bikini, donc.

J'ai dit ça aussi, la veille, dans la cuisine, en parlant à ma sœur : je veux que Valentin et moi ressentions tellement de désir l'un pour l'autre que
Je me souviens plus de la fin de cette phrase.
Et Valentin, lui, a dit ça, la veille (après que j'ai refusé de dormir à l'hôtel avec lui) : tu ne rentras pas trop tard. Tu verras, je suis très protecteur...
Je souris,
mais je réponds : je me protège moi-même.

D'habitude, je ne fais pas ça :
m'épiler les jambes, me scarifier, faire des soins du visage,
choisir mes vêtements la veille, voire porter une jupe,
mais puisque j'essaie d'être jolie : ce sera une jupe.

Bref : j'étais fin prête.
Demain je verrai Valentin pour la première fois. Valentin, c'est un homme que j'ai rencontré sur Wattpad. C'est le 24 décembre deux-mille vingt que je reçois un message privé d'un certain utilisateur. C'était lui qui m'écrivait. Lui : Valentin, vingtenaire, étudiant.
Et depuis, on s'écrit tous les jours,
puis il m'a bloquée,
puis il est revenu,
Puis il est reparti,
puis il est revenu, disant qu'il arrive bientôt...

La veille où il arrivait, Valentin dit qu'il est allé sur son balcon,
qu'il faisait froid, qu'il portait de la laine,
et qu'il s'était senti vide
et plein à la fois.
Moi, la veille, je me suis scarifiée...

J'ai oublié de dire à mon psy que je me suis scarifiée : c'est que mon père est mort entre cette séance et la suivante,
du coup j'ai oublié.
Mais, dans cette histoire, mon père n'est pas mort. Il n'est même pas un peu mourant : il a le COVID (ma mère m'a appelé pour me le dire quand j'étais avec mon rencard),
mais papa allait bien ce jour-là.
C'est dire qu'il était vivant dans cette histoire.

C'est le grand jour : je porte mes vêtements, mon fond de teint et mes bottes.
J'attends la navette que j'ai réservée, arrangeant la barrette que j'ai dans les cheveux,
— Bonjour, c'est vous Sharon L** ? me demande le conducteur.
— C'est moi, bonjour, dis-je, en montant dans le mini-bus.
— Vous avez un nom de star...
Je ne sais pas s'il dit ça, à cause du « Sharon » de Sharon Stone, ou parce qu'il trouve mon nom de famille atypique (en témoigne les moqueries de mes camarades du secondaire),
mais, moi, me sentant pousser des ailes, je dis : j'écris un roman (pas ce roman-là) et j'aimerais bien devenir écrivaine...
J'écris comme beaucoup d'étudiants en lettres.
À cette époque, quand j'avais vingt-et-un ans, je voulais être comme Simone de Beauvoir,
mais aujourd'hui je crois que je veux seulement être moi-même...

J'écris un roman, comme font (je crois) beaucoup d'étudiants en lettres.
Ce roman-là, je l'écris aussi : mais seulement dans ma tête,
j'écris des tas de romans dans mon cœur,
c'est comme ce que ce poète a dit mais plus joliment :
Mon Cœur est un lexique où cent littératures
Se lardent sans répit de divines ratures.

Le roman que j'écrivais dans mon coeur était différent de celui-ci. Ce roman-là, c'était une magnifique romance. C'était le roman d'une jeune femme de vingt-et-un ans qui rencontre son prince charmant. Ou son Jean-Paul Sartre, tel que je me le représentais. C'était une belle histoire d'amour.
L'histoire que je vous raconte-là, c'est une toute autre histoire. C'est une histoire qui finit mal.

Cette histoire commence quand Valentin a dit que ça commence. Sur la Place Madeleine : lieu du rendez-vous. Métro 14, masque sur le visage. Paris. Le 14 février. 2021. Entre midi et deux.
Cette histoire se termine aussi quand Valentin le dit. C'est un peu comme « Jacques a dit ». Sauf que c'est Valentin qui dit. Moi je ne dis jamais rien, je laisse faire.
Mais si j'essayais de dire, je dirais que cette histoire commence quand je me suis scarifiée.

Promis : j'arrête de dire « scarifiée ». Car, quand je le rencontrais sur la Place Madeleine, je ne m'en souvenais plus.
Il est là. Il s'avance vers moi. Je le vois arriver, puis je regarde ailleurs. (Je regarde jamais les gens dans les yeux.)
Je le trouve un peu plus mince et un peu plus petit, que de la manière dont il s'est décrit. Mais je suis soulagée de ne pas voir arriver un homme d'une cinquantaine d'années.
Valentin me dit, arrivé prés de moi, après qu'on eut échangé nos premiers mots, qu'il n'imaginait pas ma voix ainsi. Moi non plus je n'aime pas sa voix. Sauf que je me suis bien gardé de le lui dire. Il m'a fallut un certain temps pour me rendre compte qu'il y avait un accent bordelais dans sa voix, mais ce n'était pas cela qui me dérangeait : c'était quelque chose d'autre que je n'aimais pas.

Valentin croit que, ce jour-là, sur la place, nous avions fait semblant de ne pas nous reconnaître. Je ne lui dis pas que, en réalité, moi, en marchant sur la place, j'avais cru, par deux fois, l'y apercevoir. Et que le troisième homme que je vis, c'était lui : Valentin.
Bref on s'était reconnu et on allait se promener...

Cela nous prit un bon tour du quartier Madeleine-Concorde avant de se retrouver.
On parlait politique, puis COVID-19. C'est dire que c'est lui qui parlait.
On s'était un peu rapproché dans les escalators du Printemps...
On avait croisé un SDF
et un oisillon mort écrasé sur le goudron,
avant de se retrouver.

Ce que je vais raconter ensuite n'est pas très covid...

Nous étions maintenant devant la porte de la chambre d'hôtel de Valentin. Il ne faut pas croire que j'avais moins peur quand nous y entrons.
Valentin réapparaît dans l'entrée. Il dit que la baignoire n'était pas comme il l'imaginait... Pas de sexy-jacuzzi, donc.
— Je ne crois pas que j'aurais osé de toute façon, dis-je en enlevant mon manteau.
Puis Valentin repart, disant qu'il allait se débarbouiller et retirer son masque. Et il m'accordait de retirer le mien, malgré mon père covidé.
Je retire mes bottes et mon masque : puis j'arrange ma figure et mes braids en attendant que Valentin ne revienne.

Le moment que nous redoutions tous était enfin arrivé.
Nous allions découvrir notre visage pour la toute première fois...

Pourquoi je déteste WattpadOù les histoires vivent. Découvrez maintenant