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Debout devant les plaques de cuisson, Eden me tourne le dos. Je l’observe. De taille petite et fine, les cheveux long, elle a des gestes précis et mesurés. De sa silhouette émane une impression de force et de calme qui me fait du bien
malgré sa faible corpulence. Cela me rassure. Sentant sans doute mon regard sur elle, Eden se retourne. « J’espère que tu aimes le poisson ? J’ai préparé des pavés de saumon au citron. Avec du riz.
— Ça a l’air très bon. En tout cas, ça sent drôlement bon ! »
Moi qui croyais ne pas avoir faim, j’en salive déjà. Même mon estomac se manifeste dans un gargouillis sonore. Il faut dire que je n’ai rien avalé depuis... Depuis quand déjà ? Ce n’est pas comme ça que je vais venir à bout de cette putain de fatigue ! De toute façon, à quoi bon ? Maintenant, je sais que c’est
elle qui va venir à bout de moi. Eden plisse les yeux en m’observant. J’ai
tellement l’impression qu’elle m’a entendue penser que pendant une seconde je me demande si je n’ai pas parlé tout haut. Mais finalement elle se détourne et se dirige vers un placard. « Tu préfères manger ici ou dans le salon ?
— Comme tu veux, dis-je en haussant les épaules. Tu es chez toi. — Oui, mais tu es mon invitée. Alors ? » Qu’est-ce que ça peut bien me faire, l’endroit où on va manger ? Que ce soit ici ou à côté, ça ne va pas changer la face du monde. Ça ne va pas m’aider à vivre plus longtemps non plus. Ni à me faire avaler la pilule de cette mort annoncée. « Dans le salon », dis-je au hasard. Eden me tend alors tout ce qu’il faut pour mettre deux couverts. « Tiens, tu veux bien installer ça sur la table basse ? » Alors que je finis de répartir les assiettes, les verres, les couteaux et les fourchettes sur les sets de table en bambou tressé, elle me
rejoint, une bouteille à la main. « Tu veux du jus de fruit ? » Je me contente de hocher la tête. Oui , avec plaisir. Dieu me fait il une farce ? Ou est-ce un
message du destin ? Le thé, le grand canapé noir, le plaid gris plier au bout, le saumon, le jus de fruit… Tout fait écho a une soirée typique avec ma Lise… Eden sert deux verres et m’en tend un.
— Je connais ce jus de fruit il est très bon.
— Oui je l’aime bien aussi», répond-elle en m’invitant d’un geste à goûter le plat. Je prends une bouchée, l’ odeur de citron me caresse les narines. C’est frais, un peu acidulé. Leger. Ça me plaît. « J’aime bien.
— Installe-toi, j’apporte le reste. » Quand je repose ma fourchette, après avoir vidé mon assiette en un temps record, Eden se contente d’un sobre : « Tu as

encore faim ? » Tout à coup, je me sens horriblement gênée. Il faut croire que le fait d’avoir l’estomac plein m’a fait retrouver certaines de mes facultés. Un peu de savoir-vivre. Même si, maintenant, c’est plutôt de savoir-mourir que j’aurais besoin… « Non, ça va, merci. Je mange toujours trop vite. C’est une sale
habitude.
— Les habitudes, c’est fait pour être perdu.
— Oh, maintenant, au point où j’en suis… fais-je en haussant les épaules. — Il n’est jamais trop tard. »
Je souris doucement. Si elle savait… elle me regarde d’un air tellement sérieux. Et tellement attentif. J’ai l’impression qu’elle me sonde. Qu’elle me fouille. En temps normal, je me serais arrachée à ce regard. Je n’aime pas qu’on essaie de mettre mon âme à nu. Mes amis me disent mystérieux, que je porte une vrai carapace. Et de mémoire je me suis ouvert qu’as une seule personne. Mais
plus rien n’est normal. Et puis, peut-être que mon âme a quelque chose à lui dire ? Je me perds dans ses yeux bleu. La laisse descendre aussi loin qu’elle veut. De toute façon, je n’ai plus grand-chose à cacher. Plus de raisons de cacher quoi que ce soit. Je n’ai plus rien à perdre : en fait, j’ai déjà tout perdu.
Quand elle approche sa main de mon visage, je m’en empare et enfouis mon nez dedans en fermant les yeux. Sa main est fine, chaude. Elle sent les agrumes.
Ceux-là même qu’elle a pressée pour réaliser son plat, sans doute. J’inspire cette odeur qui me transporte vers le soleil. La belle saison, que je ne verrai
plus jamais arriver. Une larme unique coule en silence le long de ma joue et se perd sur sa paume. Les yeux toujours fermés, je sens qu’elle se rapproche de moi. Son bras libre s’enroule autour de ma taille . La main que je tiens me fait baisser les yeux et je sa tête contre mon cœur .
Le cœur en vrac, tremblant, j’incline la tête en avant, mes lèvres entrouvertes, à la rencontre des siennes. Lorsqu’elle m’embrasse, je rêve qu’elle puisse
m’aspirer toute ma peine, ma douleur. Me faire disparaître. Je m’accroche à elle comme un naufragé à une bouée. Fouille sa bouche de ma langue, une main sur ses cheveux long et soyeux . Je glisse mes doigts dedans, l’autre agrippée à sa taille. Je me sens le cœur prêt à éclater, mais je ne veux pas m’arrêter. Pas la lâcher. C’est elle qui s’éloigne. Doucement. Avant de refermer ses bras plus fort autour de moi. Je sens les battements de son cœur, son souffle qui glisse le long de mon oreille, sa poitrine qui se soulève au rythme de sa respiration. Tous ces petits signes qui représentent la vie dans ce qu’elle a de plus basique et de plus beau. De plus éphémère aussi. Mon cœur à moi galope de frayeur.

Et à la fin?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant