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La journée passe cette fois presque sans que je m’en rende compte.
Après ma conversation avec Jenny, j’ai d’abord demandé à Neji d’installer  le matériel son et vidéo dans mon Bureau. Il m’a aider pour les réglages et tout ce qui va avec. Pour que je me fatigue le moins possible, puis il m’a laissée enregistrer mes messages d’au revoir. J’y ai passé toute la matinée et cela m’a épuisée. J’espère n’avoir oublié personne… Après réflexion, et aussi après en avoir discuté avec Laetitia et les enfants, j’ai
enregistré un premier message global, à destination d’un peu tout le

monde. Qui pourra servir de roue de secours, au cas où j’aurais oublié quelqu’un d’important.
Mais je ne crois pas. À quatre, nous avons fait le tour et veillé à ce que personne ne puisse se sentir blessé. Alors après, il a fallu enregistrer un message pour chaque personne importante. Ou chaque couple. Bon sang, que ça a été compliqué ! Mais c’est fait. Maintenant, Neji va
procéder au nettoyage et préparer les différents fichiers, prêts à l’emploi    
pour être envoyés à leur destinataire dès que ce sera fini.

Arrête, Clark ! Appelle les choses par leur nom !

C’est vrai. Les fichiers partiront dès que je serai mort. Pas mort et
enterré, pour que les destinataires puissent être présents à la cérémonie  
s’ils le désirent. Et puis, je n’ai pas envie d’être enterré. Maintenant, je le  sais. Comme quoi, les choses se clarifient petit à petit. Je me fais l’effet d’être une expérience de chimie, dans laquelle Je suis l’élément primordial. Que restera-t-il de tangible à la fin ? Rien. Rien de moi, en tout  
cas. Mon corps va disparaître. Il restera de moi des textes, des rires, ces enregistrements vidéo… et puis les souvenirs éparpillés dans la mémoire de ceux qui ont croisé ma route. Tout à coup, je me dis que c’est énorme. Toutes ces images, stockées dans des tas de cerveaux. Certaines dont je n’ai même jamais rien su : on laisse parfois des traces insoupçonnées dans la vie des autres. Un simple geste, que l’on croit anodin, peut
bouleverser une autre vie. L’idée que j’ai ainsi modelé une partie du monde qui m’a entourée m’enthousiasme. J’ai été utile. J’ai apporté ma contribution au monde. Comme le colibri. C’est tout ce que j’aurai besoin de retenir au moment de fermer les yeux pour la dernière fois. Mais est- ce que je saurai quand ce sera la dernière fois ? Comme promis, Jenny a envoyé les détails de son arriver. Elle devrait être à la maison, en fin d’après-midi si quelqu’un peu la récupérer. Alors, j’ai fait la sieste, pour
essayer d’être en forme (du moins, dans la meilleure forme possible vu mon état d’obsolescence) pour l’accueillir. Ou l’affronter. Je ne sais pas exactement quel mot est le mieux adapté. En tout cas, j’avais besoin de me reposer avant… Laetitia et Neji sont allés la chercher C’était comme si, d’un commun accord, ils avaient décidé de me laisser un moment en tête-à-tête avec Louis. Comme l’autre jour, pendant notre pique-nique, j’ai eu un tête-à-tête avec Neji.
« Tu as regardé ce que j’ai enregistré ce matin ?

— Non, pas encore. Je préfère attendre.
— Pourquoi ? » Sans un mot, Louis se lève. S’approche de moi et prend mon visage entre ses mains. Tout à coup, je me sens tout petit devant lui.
Pourtant je suis bien plus grand que mon fils. Mon tout petit. Enfin, ça  l’était.
« Pour l’instant, tu es vivant, dit-il. Ces messages que tu as enregistrés, ils  n’ont pas de sens. Je ne veux pas les entendre. Ce que je veux, c’est te
regarder, te toucher, te sentir, t’écouter. Profiter de tout ce que tu as  encore à nous donner… et le garder pour moi. »
Je réalise à ce moment-là que la caméra est éteinte.
« Tu l’as fait exprès. » Ce n’est pas une question. Et Louis comprend tout de suite de quoi je veux parler, puisque je fixe l’appareil du regard. « Papa, ce moment, il est à nous. Rien qu’à nous. Je ne veux le partager avec personne. Même pas avec une carte mémoire. » L’intensité de son regard me liquéfie. Il me dévoile l’homme que je ne connaîtrai jamais : le fils qui me survivra. Une fois de plus, je ressens ce hurlement intérieur. Cette violence qui écrase tout et emplit mes poumons de vide. Je voudrais tellement être capable de ne pas pleurer… mais les larmes sont indomptables. Elles jaillissent. De mes yeux comme des siens. Joue contre joue, nous les mêlons, corps tendus vibrant de spasmes
destructeurs. Des mots lointains me reviennent. Des mots que je n’utilise plus depuis des années. Depuis que mon fils n’est plus un enfant. « Mon Ptit Loulou… » Ils me serre contre lui de toutes ses forces. « Je t’aime, mon fils. Je suis tellement désolée de t’abandonner si tôt. Si vite. Mais je voudrais… Je voudrais que tu n’aies pas de regrets. Ce que nous avons
vécu ensemble, ça valait la peine. » Un sanglot lui soulève la poitrine. « Je n’ai pas de regrets. Je suis heureux d’être ton fils. Je suis juste… Putain, comme tu vas me manquer ! » Cette phrase vaut toutes les déclarations d’amour du monde. Les émotions fortes, comme les emmerdes, voyagent  souvent en groupe. Je ne me suis pas encore tout à fait remis de cet
échange avec mon fils quand j’entends le bruit de la voiture de Laetitia qui se gare devant la maison. Le temps de fermer les yeux et de respirer à fond pour tenter de retrouver un peu de sérénité et je me retrouve face à Jennifer. Ma soeur me regarde sans un mot. Elle a perdu son masque de personne sévère et affiche un visage que je ne lui ai jamais connu. Pâle, le  regard un peu perdu, la bouche entrouverte, le front plissé. Avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait, je me retrouve dans ses

bras. Elle a le nez écrasé contre mon épaule. Les deux bras autour de ma taille.
Dans les bras de ma sœur , je découvre que, contrairement à ce que je  
pensais si fort jusqu’à présent, j’ai toujours peur de ce qui va se passer.
J’ai toujours peur de mourir. Et je me rend compte de tout ce que je
perds. Que j’ai déjà perdu. En vrai je me sent si mal. Et une question me  reviens. Elle revient de si loin. POURQUOI ?

Et à la fin?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant