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Laetitia et moi sommes à table depuis près d’une demi-heure, choses assez rare pour le souligner, et je n’ai toujours rien dit. Ça ne peut plus durer.
« Tu sais que je suis allée voir le médecin et qu’il m’avait prescrit une prise de sang.
Elle acquiesce d’un hochement de tête tout en enfournant des feuilles de salade.
« Les résultats sont arrivés. » J’hésite encore sur la marche à suivre. Comment faire pour annoncer ça ? Je ne peux quand même pas lui balancer tout de go que dans quelques semaines … D’ailleurs, si je le faisais, je ne sais même pas si elle me croirait ! Bref, je prends le temps de mâcher un bout de fromage avant de reprendre la parole.

« Cette fatigue, que je ressens depuis des semaines, si ce n’est pas des mois, n’est pas normale… » Aussitôt, Laetitia me coupe. « Tu vois, je te l’avais dit, que t’en faisais trop ! Que tu te couchais toujours trop tard ! C’est comme pour ta jambe tu traine, tu traine , mais tu verra… Il faut que tu sois raisonnable. Mais bon, moi, tu ne m’écoutes jamais ! Maintenant que c’est le médecin qui le dit, tu vas peut-être enfin faire attention ! »
Ça, c’est Laetitia tout craché. Elle écoute à peine le début de ce qu’on a à lui dire, et après on ne l’arrête plus. Jusqu’à ce qu’elle ait fini de développer son point de vue.
« C’est bon, t’as fini ?
— Avec le basket, c’est pareil : tu fais n’importe quoi. Quand ton genou te fait mal, tu continues. Et non seulement tu continues, mais tu refuse de te faire soigner ! Tu crois que tu as toujours 20 ans ?» Lentement, je continue à manger mon fromage. En temps normal, c’est le moment où je commence à ronger mon frein. À me focaliser tellement sur ce que je veux dire que je
n’écoute plus du tout ce qu’elle raconte. Mais aujourd’hui, c’est différent : je suis presque heureux qu’elle m’offre un délai supplémentaire. Qu’elle me permette de reculer l’échéance. Mais tout a une fin, comme moi, et je
remarque tout à coup qu’elle ne parle plus.
« Ma pauvre Laetitia tu es tellement persuadé d’avoir raison… » Circonspect, elle fronce les sourcils. Alors, avant qu’elle ne reprenne la parole, je me lance, d’une voix plus forte que d’habitude. En me redressant sur ma chaise.
« Maintenant que tu as dit ce que tu avais à dire, tu vas me laisser parler jusqu’au bout. »
Volontairement, comme je le fais souvent quand elle m’interrompt, je vais répéter exactement les mêmes mots qu’au tout début de la conversation.
Histoire de bien montrer qu’elle m’a coupée. Entendre exactement les mêmes mots, ça devrait faire se réveiller quelques neurones. En tout cas, ça pourrait finir par le faire. S’il n’était pas trop tard. « Cette fatigue, que je ressens depuis des semaines, si ce n’est pas des mois, n’est pas normale, mais elle n’a rien à voir avec un quelconque surmenage. Je suis fatigué, pas parce que je ne dors pas assez, pas parce que je cours trop, pas parce que je ne mange pas assez, mais parce que… Parce que je suis malade. » J’ai eu beau essayer de m’exprimer sur un ton le plus neutre possible, ma voix a légèrement déraillé sur le dernier

mot. Suffisamment pour que Laetitia le remarque. Elle me connaît bien, depuis longtemps, et les modulations de ma voix ne lui échappent pas.
« Malade comment ? demande-t-elle. C’est grave ?
— Oui. » Le mot a eu du mal à sortir. Je serre les dents en évitant de la regarder. Des larmes commencent à pousser derrière mes paupières. Merde ! Je ne vais quand même pas me mettre à pleurer tout de suite ?! « Grave comment ? » Sa voix à elle aussi a changé. Elle est plus basse. Plus grave. Quand je me décide à
la regarder, ses yeux marrons sont légèrement écarquillés. « Je n’en ai plus pour très longtemps. » La phrase est partie toute seule. Suffisamment explicite pour ne laisser aucun doute sur l’issue de l’affaire. Suffisamment floue pour laisser
encore un peu d’espoir. Le temps de se faire à l’idée, d’encaisser une première partie de l’information, avant de préciser l’échéance. Maintenant, je ne la quitte plus des yeux. Je vois ses traits se figer, s’affaisser, son teint pâlir. J’attends
qu’elle assimile ce que je viens de dire. Qu’elle demande de elle-même des précisions. À l’intérieur de moi, c’est la débandade. J’ai peur, j’ai mal pour elle, je sais que je lui fais du mal, je sens qu’elle va craquer. Elle a beau être solide, elle était là pour le cancer de ma mère, et ça l’as profondément marquer, elle n’est pas sans failles ou sans cœur. Et je sais que l’une d’elles (la plus grosse de toutes), c’est l’amour ou l’affection qu’elle me porte. De son côté. Elle vivais très mal ma relation avec Lise. Cela la rendait malade , surtout quand elle a appris que j’allais la demander en fiançailles. Malgré tout elle à était présente lors de notre rupture pour me soutenir. Pourtant quinze jour avant je lui avais
dit qu’on devaient couper totalement les ponts. Je n’avais pas était tendre avec elle a l’époque. Apres je ne regrette pas c’était pour le bien de mon couple et je referai le même choix. Je la regarde encore ce que je vais lui dire va l’ouvrir
en deux. « Plus pour très longtemps ? C’est-à-dire ?
— Quelques… » Ma voix s’éteint. Mes cordes vocales refusent de vibrer sur ce mot là.
Laetitia cligne des yeux. « Mois ? » Dit-elle Je secoue la tête de droite à gauche.
« Semaines ? » Sa voix s’est mise à trembler. Un abîme s’ouvre dans mon ventre et mon cœur se met à cogner de tout ce qui lui reste de forces tandis que je secoue à nouveau la tête, mais cette fois-ci de haut en bas, les yeux fermés. Je n’ose plus la regarder. Je ne veux pas la voir s’effondrer. Sinon, je vais me mettre à hurler. Quand elle reprend la parole au bout de ce qui me semble être une
éternité et qui n’a dû durer que quelques secondes, sa voix n’est plus qu’un murmure. « Semaines ? » répète-t-elle. La respiration bloquée, j’attends.

J’attends et il ne se passe rien. Quand je me décide à rouvrir les yeux, je vois une Laetitia au visage complètement inexpressif me fixer sans ciller. Sa
mâchoire se crispe. Elle laisse tomber ses couverts dans son assiette, bondit de sa chaise et s’éloigne. Bientôt, j’entends la porte d’entrée claquer. Sa voiture démarrer. Elle ne s’est pas effondré. Elle a fait comme moi : elle a fui des mots qu’elle ne voulait pas entendre. Et moi dans tout ça ? Qu’est-ce que je fais ?

Et à la fin?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant