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L’oiseau, dehors, a trouvé quelqu’un pour lui répondre. Ils sont deux, maintenant, à chanter en alternance. Je me prends à imaginer leur
conversation. Est-ce qu’eux aussi se demandent ce qu’ils vont faire de leur journée ? Certainement pas. Je n’imagine pas des oiseaux (ou quelque autre sorte d’animal) planifier quoi que ce soit. Le temps est un concept cent pour cent humain. Enfin, il me semble. On en revient à cette histoire de montre. La vie pour l’homme est un grand sablier. Nous somme tous des enfants dans la paume de Chronos. Je me suis programmé quelques alarmes dans la journée : l’heure du lever, celles des repas. Si nécessaire, j’en ajoute pour mes rendez-
vous. C’est bien suffisant. D’ailleurs, je vais les supprimer. Pour le peu de temps qui me reste mettre des alertes n’a aucun sens. Enfin, je les supprimerai quand je serai de retour à Terrasson. « Ça te dirait d’aller faire un tour en mer ?
demande Eden.
— Comment ? En bateau ?

— Bien sûr . Pas à la nage ! Hier, je suis allée vérifier que tout était en ordre à bord. » elle m’explique alors qu’après son installation à Arcachon, elle a ressenti le besoin de prendre soin de sa solitude. De la choyer. Alors, elle, la terrienne, s’est mise à rêver de s’isoler en pleine mer. Elle a appris à manœuvrer un voilier et s’en est acheté un. Pas de quoi faire le tour du monde ou même simplement traverser l’Atlantique, juste ce qu’il fallait pour s’éloigner suffisamment pour se sentir seule au monde. Sans plus voir la côte. Sans plus rien entendre que le
clapotis de l’eau contre la coque. Sans plus rien sentir que les oscillations du bateau. Juste être seul avec elle-même. Se retrouver. Redécouvrir la vie par petites touches. « C’est ce qui s’est passé. Peu à peu, j’ai retrouvé le goût de vivre. La capacité à m’émerveiller. La mer m’a apporté beaucoup de sérénité. Les couchers de soleil, surtout. » La vie s’était faufilée dans ses veines, petit à petit, sans qu’elle le réalise vraiment. Un peu comme la mort en ce qui me concerne. Moi non plus, je n’ai rien senti. Rien vu venir… Oh là, Clark, tu te
laisses aller, là ! Vire de bord tout de suite ! « C’est une bonne idée, le tour en mer !
« Qu’est-ce qui te ferait plaisir, pour déjeuner ? demande tout à coup mon ange gardien personnel. Il faut qu’on emporte tout le nécessaire pour le repas de
midi. » Ma réflexion sur les moules que j’avais manger a mon arriver avec Lise me revient tout à coup en mémoire. « Je mangerais bien des moule curry chorizo . Le curry ça va avec tout.
— Je n’ai pas le temps de les faire mais j’en commande ?
— Tu en commande !
— Et en dessert ? »
Aïe, là, ça va être difficile de faire un choix… Les desserts, ça a toujours été mon péché mignon. Ma Lise était une pâtissière exceptionnelle et
dieu sais qu’elle m’as gâter par le passer. Je les aime tous, ou presque. Je n’aurai jamais assez d’une journée pour les goûter tous une dernière fois. Je n’ai pas non plus envie d’en manger trop d’un coup. Il ne manquerait plus que je passe une partie de cette fin d’histoire à avoir une crise de
foie…
« Un cheesecake au fromage philadelphia? C’est possible ?
— Bien sûr que c’est possible ! Prépare-toi tranquillement, je vais faire les courses. » Et avant que j’aie pu réagir, Eden sort de la chambre en
enfilant sa veste. Je m'assis sur le bord du matelas, je me surprends à tendre l’oreille, à la recherche du chant des oiseaux. Ils sont toujours là. Mais, comme si l’envie de suivre Eden les avait saisis, je les entends

s’éloigner sur un dernier échange. Les mains posées sur mes cuisses,
doigts tendus bien à plat, je me concentre sur ma respiration. Je veux de la légèreté, de la lumière. Paradoxalement ou pas, c’est en fermant les
yeux que je la trouve. Derrière le voile de mes paupières closes, le noir se transforme jusqu’à devenir éclatant. Un avant-goût de ce qui m’attend à la fin de ce mois ? Ce questionnement me fait ouvrir les yeux en grand, me renvoyant à ma condition actuelle et à la lumière bien réelle du jour.

Allez, Clark, prends ton courage à deux mains et lève-toi.

Une heure plus tard, assis dans le cockpit du Tardisse, je regarde Eden manœuvrer son bateau en écoutant une vieille playlist de musique
diverses et variées. Queen, Tracy Chapman, Police. La Chansons de Police me fait littéralement vibrer. Je sens d’infimes crispations au niveau de mon diaphragme. De l’énergie à l’état brut. Moi qui suis si près de
m’éteindre. On dit parfois de la musique qu’elle nous fait toucher du doigt l’éternité. J’ai toujours trouvé ça beau. Une jolie formule. Mais qu’est-ce que ça veut dire finalement ? Qu’est-ce que ça peut bien signifier pour moi, aujourd’hui ? Eh, Clark, tu pourrais te préoccuper d’autre chose que de ton petit moi ? Oui, je pourrais. Mais à quoi ça servirait, maintenant ? Hein ? Si je ne me préoccupe pas de moi là, maintenant, tout de suite, ce n’est pas la semaine prochaine que je pourrai le faire. Alors, merde. Penser aux autres, c’est bien beau. Dans
tous les sens de l’expression. Mais je l’ai déjà beaucoup fait dans ma vie. Et je vais encore devoir le faire quand je vais rentrer à Terrasson. Alors, une petite pause ne peut pas me faire de mal. Surtout pour le retour que j’en ai eu. J’avais plein d’idéologie et de valeur moral du genre vivre et
laisser vivre en harmonie, ne fais pas au autre ce que tu n’ailerais pas
qu’ils te fasse… « À quoi tu penses ? » Une main négligemment posée sur la barre, Eden vient de s’asseoir à côté de moi. Je lui souris.
« Je me disais qu’il n’y a pas besoin de comprendre les paroles d’une chanson pour la ressentir au fond de soi. » En me rendant mon sourire, elle me prend la main. « Tu as le droit de penser à toi », me glisse-t-elle l’air de rien. J’éclate de rire. « Comment fais-tu pour deviner à quoi je pense ?
— Peut-être parce que j’ai vécu quelque chose de similaire, même si
j’étais de l’autre côté du miroir. Du côté de ceux qui restent. » La douceur avec laquelle elle prononce ces derniers mots me fait aussitôt monter les

larmes aux yeux. J’ai toujours pensé que la mort, c’était surtout difficile pour ceux qui restent. Pas pour ceux qui disparaissent. Est-ce que je continue à le penser ?
Franchement ? Oui. Je n’ai aucune envie de mourir. Ça, non ! Mais je suis sûre que ce n’est qu’un mauvais moment à passer (et encore : peut-être même pas si mauvais que ça). Qu’après, je n’aurai plus à me poser de questions. Mais eux… Ceux qui m’aiment… Je sais que pour eux, ce sera beaucoup plus qu’un mauvais moment à passer. Ce sera le début d’une
longue marche dans le noir. « Tu sais, me dit encore Eden, si j’avais su quelques jours à l’avance que Henry allait mourir, je crois que j’aurais aimer avoir une dernière conversation avec. Et que son départ aurait était plus facile» J’ai envie de la croire. Tellement envie…

Et à la fin?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant