JADE
J'ai couché avec Livia Le Gall.
Honnêtement, si vous m'aviez dit ça en début de soirée, je vous aurais ri au nez. À la base, rappelons-nous que je venais simplement pour espérer croiser Jeanne... Que j'ai tout de suite aperçue, à peine entré dans le gymnase.
Elle portait une robe verte lacée dans le dos, laissant découvrir une partie de sa colonne vertébrale. Ses cheveux blonds étaient relevés en queue de cheval et elle distribuait des sourires ici et là, partout, à tous ceux qui avaient la chance de croiser son regard.
Pendant une bonne demi-heure, je l'ai regardée passer de groupe en groupe, discuter, rire aux éclats et presser amicalement l'épaule de je-ne-sais-combien de gens. La scène était à la fois hypnotisante et complètement cauchemardesque. On était littéralement à quelques mètres l'un de l'autre et pourtant, elle ne m'avait jamais parue aussi loin.
Puis, soudain, alors qu'elle était en train de discuter avec une petite brune, son regard s'est perdu derrière l'épaule de son interlocutrice et s'est posé sur moi. Son magnifique sourire est légèrement retombé, comme si elle était profondément surprise de me voir. J'ai eu l'impression que tout mon corps était sur le point d'imploser.
Quelques minutes plus tard, elle a écourté sa conversation et marché jusqu'à moi. On s'est regardés un instant, de haut en bas, sans rien dire. J'ai eu un flash de ses yeux pleins de larmes dans notre appartement le soir où elle m'a dit que c'était terminé. J'ai eu l'impression de mourir une seconde fois.
La première, c'était ce soir-là.
— Salut.
Le mot était difficile à faire sortir, comme coincé dans ma gorge.
— Salut.
— Je pensais que tu ne viendrais pas, a-t-elle dit.
J'ai baissé les yeux sur ses mains. Comme je le pensais ses ongles étaient enfoncés dans ses paumes, comme chaque fois qu'elle est stressée.
— Oui... Mais je savais que toi, tu viendrais.
Jeanne a alors levé les yeux vers moi. Ils étaient toujours aussi bleus mais quelque chose manquait. J'ai mis plusieurs minutes à comprendre que c'était de l'amour.
— Je... On ne devrait même pas se parler, a-t-elle balbutié ensuite.
— Pourquoi ?
— Parce que.
Ce n'était pas une raison mais je n'ai rien dit. Comme un con, j'ai tiqué sur sa robe et j'ai réalisé qu'on l'avait acheté ensemble lors d'un week-end à Amsterdam il y a un ou deux ans. Je me suis demandé si elle l'avait mise exprès ou si elle ne s'en rappelait même plus.
Est-ce qu'elle avait tiré un trait sur tous nos souvenirs ? Ou est-ce que, comme moi, tous ces moments tournaient en boucle dans sa tête absolument tous les jours depuis que nous nous étions séparés ?
J'ai ouvert la bouche pour lui poser la question mais elle a parlé plus vite que moi pour rétorquer :
— Bon, euh, je dois y aller. Je suis en charge de l'animation, je dois aller m'occuper de plein de trucs, les boissons, le bar, tout, et vérifier que tout le monde a bien écrit dans le livre d'or...
Elle a marqué une pause et penché légèrement la tête avant de me demander :
— Tu as écrit dans le livre d'or, toi ?
J'ai dégluti difficilement. J'avais l'impression que plus aucune partie de mon corps ne voulait coopérer et fonctionner correctement.
— Non. Non, mais je vais le faire.
Alors, Jeanne a esquissé un petit sourire, le genre de sourires auxquels j'ai eu le droit quotidiennement pendant des années sans me rendre compte à quel point j'avais de la chance de les recevoir. L'idée qu'ils soient devenus assez rares pour que je les remarque m'a complètement brisé le cœur.
— Merci.
Elle a inspiré à voix haute, puis dit doucement :
— Bonne soirée, Jade.
Puis, elle est partie.
Elle ne s'est pas retournée une seule fois.
∞
— Allô ?
Je coince le téléphone entre mon menton et mon épaule, les mains prises par les quatre livres que je tente de feuilleter en même temps.
— Ah, enfin tu réponds ! Pourquoi est-ce qu'il faut toujours que tu mettes au moins quatre sonneries avant de décrocher, hein ?
Je pousse un soupir en entendant la voix de ma sœur. Plus agaçante, tu meurs.
— Pourquoi est-ce qu'il faut toujours que tu m'appelles pour me reprocher des trucs ?
— Je ne te reproche rien ; je te pose des questions, nuance.
Je roule des yeux, amusé. C'est du Irène tout craché.
— Si tu le dis. Tout va bien ?
— Ouais, ça va. Dis, j'étais en train de faire le point sur ce que chacun doit amener dimanche et je voulais savoir si tu avais déjà pensé à quelque chose.
Je pousse un grognement. Déconcentré, je manque de faire tomber tous les livres que je tenais en main et les rattrape au dernier moment, étonné par mes propres réflexes.
— Parce que je dois amener quelque chose ? rétorqué-je. Aux dernières nouvelles c'était votre anniversaire, pas le mien.
— Quel égoïste, rétorque-t-elle. Je rêve, toujours en train de penser à sa petite personne !
Je lève de nouveau les yeux au ciel. C'est l'une des choses que je fais le plus quand Irène est dans les parages.
— En tout cas non, je n'avais rien prévu, dis-je alors pour ne pas qu'on s'attarde sur le dossier « Jade l'égoïste » – une fois lancée, Irène peut déblatérer là-dessus pendant des heures. Tu as besoin de quoi ?
— Alors, pour te la faire courte : maman et papa s'occupent du plat, Pablo des boissons, Lorys de l'entrée et moi des gâteaux.
— Eh bah parfait : je prends l'apéro, conclus-je. Deux paquets de chips, des tomates cerise pour pas que tu fasses la gueule avec mes trucs plein d'additifs et des Pringles piquants pour papa.
Comme prévu, j'entends ma sœur commencer à fulminer à l'autre bout du fil.
— Ah non, tu ramènes pas des trucs tout faits ! rétorque-t-elle. On fait tous un effort, tu pourrais au moins cuisiner quelque chose. Je sais pas, un cake aux olives, des rillettes ou un truc comme ça...
— Des rillettes ? Tu surestimes tellement mes capacités en cuisine.
— Je te surestime toujours, Jade ; pas qu'en cuisine.
Je secoue la tête, amusé. Quelle plaie.
— Sympa. Tu sais quoi ? Fais-moi une liste de ce que tu veux et je m'occupes de tout. Promis, je ferais un effort.
— Des efforts, corrige-t-elle.
Je laisse échapper un soupir.
— Oui, des efforts, accepté-je.
— Eh bah parfait ! s'exclame alors ma sœur d'une voix joyeuse. Je t'envoie ça dans l'après-midi. On se voit dimanche, alors ?
Je m'apprête à confirmer quand elle me coupe :
— Au fait, pour rappel : tu m'as déjà acheté un livre l'année dernière – j'entends les gosses à côté de toi s'extasier sur le rayon BD. Voilà, bisous !
Sur ce, elle raccroche. À bout, je repose tous les bouquins que j'avais pris et me gratte la tête, pensif.
Bon, bah il me reste plus qu'à trouver une autre idée de cadeau.
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(Not) Meant to be
RomanceLivia et Jade se sont rencontrés au tout début du lycée. Et puis, avec le temps et comme beaucoup de gens, ils ont évolué chacun de leur côté. Après tout, rien d'étonnant : ils n'étaient ni amants, ni amis, ni même très proches... Et pourtant, aucun...