Bien que la poterie ait égayé mes journées à Beaune-les-Mines, elles me paraissaient encore bien longues. Un jour, un homme vint nous proposer un atelier de musique
durant une heure
nommait Gilbert. Je me dis que ce serait une nouvelle occasion de me distraire à ne pas laisser passer, et je m'y inscrivis.
Au début, ce que Gilbert proposait dans cet atelier ne me plaisait pas beaucoup. Je ne trouvais pas d'intérêt particulier aux exercices musicaux. Pourtant, force était de reconnaître que quelque chose m'y attirait sans que je puisse définir de quoi il s'agissait. Était-ce l'odeur particulière de la salle de musique ou bien avais- je tout simplement trouvé là un refuge apaisant contre l'ennui ?
Je me souviens du premier jour de l'atelier. Gilbert fixa des feuilles de papier sur le mur, mit un disque de musique et nous demanda de dessiner ce que la musique nous inspirait. J'avoue que, sur le moment, je n'ai pas compris ce qu'il attendait de nous. Je dessinai quand même, sans conviction. Lorsque le disque s'arrêta de tourner, Gilbert observa nos dessins, demanda quelques explications, mais, bien qu'il ne nous
ou deux chaque semaine. Il se fit aucun reproche, en parut déçu. C'est alors qu'il nous montra le dessin qu'il avait réalisé en même temps que nous. Comme il était beau ! Ma mémoire a aujourd'hui gommé les détails de ce dessin, mais je me souviens que j'en fus surprise et émerveillée en même temps.
Il m'est arrivé de refaire cet exercice. Cette fois- ci, la musique me plaisait davantage. J'ai pris mes crayons et, inspirée par le rythme de la musique, j'ai dessiné un couple de danseurs. Gilbert regarda mon dessin et m'adressa un clin d'œil encourageant. À la fin de la séance, il fit sortir les autres participants − Éric, Marc, Dominique et Étienne−et me demanda si je voulais rester pour terminer mon dessin. Il retourna le disque sur la platine et sortit. À son retour, il observa mon dessin achevé d'un air satisfait. Tout en écrivant mon nom dessus, il me dit :
« Je vais l'accrocher au mur, je le trouve joli ! »
Je continuai cet atelier qui, tout doucement, sans brusquerie, m'incitait à exprimer mes émotions.
Deux mois plus tard, les éducateurs m'annoncèrent mon prochain transfert au foyer d'Aixe- sur-Vienne. Ce centre pour adultes handicapés accueille les jeunes dès leur majorité. J'allais y retrouver certains de mes camarades déjà partis là-bas. La perspective de ces retrouvailles me comblait de joie. À vrai dire, je m'attendais à cette nouvelle. Maman me l'avait déjà annoncée. Elle avait eu une discussion, houleuse à ce qu'elle me dit, avec le directeur du centre de Beaune-
les-Mines et celui d'Aixe-sur-Vienne au sujet de mon éventuel transfert. Le directeur de Beaune-les-Mines refusait de me laisser partir, prétextant mon jeune âge; je n'avais pas encore dix-huit ans. En revanche, celui du foyer d'Aixe-sur-Vienne n'y voyait aucun inconvénient. Je connaissais déjà certains des pensionnaires et je savais qu'ils appréciaient mon caractère énergique et optimiste. Après quelques pourparlers, je reçus enfin la permission de partir.
J'en informai Gilbert tout en lui faisant part de mon désir de continuer malgré tout l'atelier de musique. Je lui dis que j'aimais ces moments si particuliers que l'atelier me procurait. Bien plus qu'un simple divertissement, la musique était devenue un besoin.
Le mardi suivant, ce fut un exercice bien différent de celui du dessin qui nous attendait. Nous étions répartis par équipes de deux, assis en tailleur sur le sol, sauf Éric, mon partenaire, qui était installé sur une table basse pour être à la hauteur de mon fauteuil roulant. Gilbert distribua un bâton à chaque équipe, nous banda les yeux et nous fit entendre un morceau de musique. Le bâton que je tenais se mit à danser, guidé par les gestes de Gilbert. Puis, il nous demanda de continuer seuls. J'en étais incapable. Je ne ressentais rien en équipe avec Éric. Lorsque les garçons sortirent à la fin de l'atelier, Gilbert me proposa de refaire l'exercice avec lui. Je restai.
Il me descendit de mon fauteuil pour m'asseoir sur un matelas, le dos appuyé au mur. Il ferma la porte à clé, mit un tissu sur mes yeux, alla mettre le disque et revint s'asseoir sur la table basse en face de moi. Il se banda les yeux à son tour et prit le bâton. D'abord crispée de me retrouver seule avec un homme − était-ce le souvenir de mon agression ? − je me suis peu à peu détendue. Et là, une impression magique a envahi mon corps. Je ne savais plus lequel d'entre nous dirigeait le bâton. J'étais comme une feuille qui se décroche de sa branche et que le vent transporte de sa douce musique. Je quittai le monde réel pour un instant et ne sentais plus le poids de mon corps handicapé, libre de mes mouvements et l'esprit léger.
Il faut dire que certaines séances ne se passaient pas si bien que cela. J'étais parfois mal à l'aise. Je remarquai à chaque fois que la cause en était mon hypersensibilité. L'état d'esprit des personnes présentes me traversait alors, comme une éponge absorbe l'eau qui l'entoure, jusqu'à bouleverser mon humeur du moment. C'est ce qui arriva le jour de l'exercice que j'appellerai « la flamme de bougie » qui consiste à fixer une flamme tout en écoutant la musique jusqu'à atteindre un état de vide intérieur. J'avais déjà fait cet exercice, mais cette fois-ci, c'était différent. Gilbert me semblait être inquiet et, bien que je n'en sois pas la cause, son inquiétude m'empêchait de me détendre. Ne pouvant pas m'expliquer ce phénomène, ma capacité à ressentir ce qu'il se passe dans la tête des gens me troublait et, même, me faisait peur.
Un jour, j'arrivai en retard à la séance. Je trouvai Gilbert en train d'expliquer au groupe le fonctionnement de quelques instruments de musique. J'entrai sans bruit et écoutai attentivement. L'un des instruments présentés attira tout de suite mon attention. C'était un instrument à cordes de forme carrée bien étrange. C'est la première fois que je voyais une cithare. Après le départ des quatre garçons, je posai la cithare sur mes genoux et tentai d'en tirer quelques notes. Gilbert m'entendit et me demanda si je souhaitais apprendre à en jouer. J'acquiesçai, le regard brillant. J'en mourais d'envie ! Pour commencer, il me fallut apprendre les notes. Elles étaient écrites en anglais sur les partitions. Après les avoir transcrites dans le système français, je les ai repérées sur la cithare. Ce n'était pas facile. Je me trompais souvent. À force de persévérance, j'appris peu à peu à jouer quelques mélodies très simples.
Depuis, chaque mardi, je jouais un petit morceau de musique avec Gilbert, lui à la guitare, moi à la cithare... Quelques mois plus tard, je lui rachetai la cithare avec la ferme intention d'apprendre sérieusement à en jouer.
Il arrivait que Gilbert proposât des séances de relaxation par l'imaginaire. La toute première fois, j'arrivai angoissée. Gilbert nous expliqua l'exercice. Il s'agissait de laisser son esprit vagabonder dans une histoire imaginaire, guidé par la musique. Allongée sur un matelas, les stores fermés, une petite lampe bleue allumée, Gilbert s'installa à mon côté. Au début, la
musique était douce mais je n'arrivais pourtant pas bien à me détendre. Alors il se mit à me parler d'une voix douce, me proposant d'entrer dans une grotte. Mais loin d'atteindre le résultat escompté, Gilbert me mit très mal à l'aise. J'étais vraiment crispée. Malgré mes efforts de concentration sur la mélodie, des sentiments que je croyais enterrés au fond de moi depuis des années resurgissaient immanquablement. Je repensai à cette terrible nuit, lorsque j'avais neuf ans... Je n'en parlai pas à Gilbert.
Quelques semaines plus tard, nous refîmes le même exercice. Gilbert m'allongea à plat ventre par terre sur une couverture, discuta un peu de ce qu'on allait faire. Pendant qu'il fermait les stores, je lui racontai que j'allais écrire sur ce que je faisais en musique. Il me répondit qu'il était impatient de me lire. Il avait déjà lu certains de mes écrits et les avait appréciés. Il s'assit à côté de moi et la musique démarra. Je me concentrai sur le son. Je reconnus d'abord le bruit de la mer, puis le vent qui soufflait pour emporter les vagues. C'était tellement beau que je m'abandonnais assez facilement. Je me sentais tellement bien ! Tout à coup, Gilbert se mit à me parler. Je me suis aussitôt crispée. Soudain, mes yeux refusaient de rester fermés et ma jambe droite bougeait un peu. Il me fallut un long moment pour surmonter la gêne et enfin retrouver mon calme. Lorsque, enfin, Gilbert rouvrit les stores, je constatai que je n'avais pas encore tout à fait atterri, encore bercée par la mer et sa belle musique !
Gilbert arrêta la cassette et vint s'asseoir à côté de moi pour discuter de ce que j'avais ressenti. J'ai eu l'impression que j'étais réellement sur cette plage avec les vagues, comme dans un film. J'ai eu du mal à quitter la salle ce jour-là.
Aujourd'hui, je sais que cette thérapie musicale m'a beaucoup aidée à sortir de l'enfer dans lequel j'étais plongée après mon viol. La musique m'a fait découvrir des sensations nouvelles et m'a appris à les exprimer, même si, à cette époque-là, je ne savais pas les identifier précisément.
Trois semaines avant les grandes vacances d'été, Gilbert me lut des poèmes qu'il avait lui-même composés. Ils étaient très beaux. Ils parlaient des jeunes handicapés dont il s'occupait. Ce qu'il racontait dans ses poèmes m'a beaucoup touchée.
Dans l'un d'eux, il parlait de la mer. Sur le moment, j'ai cru qu'il parlait d'une femme. Plus précisément de sa femme, Marie-Thérèse. Encore une fois, l'évocation de la mer me touchait au plus profond de moi. Je ne savais pas encore que j'allais vivre, quelques années plus tard, une expérience maritime riche en émotions ! Il m'a semblé mieux connaître Gilbert en écoutant ses poèmes. Il y dévoilait certains côtés de sa personnalité que je ne connaissais pas encore, comme sa grande sensibilité et son humanité.
C'est ainsi qu'au fur et à mesure des exercices de Gilbert, la musique est entrée dans ma vie. D'abord timidement. C'était surtout un moyen de combler le vide de mes journées. Petit à petit, elle s'est imposée à moi jusqu'à devenir un besoin. Devrais-je dire une drogue ?
Mais bien plus que cela, c'est une belle histoire d'amitié qui avait éclos entre Gilbert et moi; une amitié qui devait durer bien après mon transfert à Handas et m'offrir encore de nombreux moments de bonheur et de soutien dans cette période tourmentée.
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C'est la vie
Разное« C'est la vie ! » est l'expression favorite de Patricia Bersiaud Faugère. Handicapée de naissance, Patricia nous livre ici, avec lucidité et sans complaisance, le témoignage de son combat de tous les jours pour réaliser son rêve de petite fille : d...