Une nouvelle vie commence
Fin du mois d'août 1990, je m'inquiétais de l'avenir. J'allais partir vivre en appartement.
Après avoir passé six années au foyer Handas, j'avais appris à faire beaucoup de choses par moi- même, comme d'autres de mes camarades. Les éducateurs nous jugèrent capables de vivre de façon plus autonome. Il fut décidé de tenter l'expérience. Je devrais vivre en appartement avec trois autres personnes handicapées.
Avant cela, je dus subir une opération chirurgicale dans le but de redresser mes pieds pour me permettre de mieux me tenir debout. Ce fut long et douloureux. Obligée de rester les jambes allongées dans mon fauteuil roulant, je n'étais plus du tout autonome, devant solliciter de l'aide pour m'habiller, aller aux toilettes, me coucher. Je me sentais déprimée. Au bout de trois mois, je pus recommencer à marcher petit à petit avec un déambulateur.
Puis le jour du départ de Handas arriva. Ma famille était là pour m'aider et choisir des meubles pour le futur appartement.
Je me suis vraiment rendu compte que je partais définitivement du foyer lorsque ma chambre se vida de ses meubles : lit, armoire, commode, linge. Au fur et à mesure du déménagement, les éducateurs remplaçaient mes meubles par ceux qui étaient là à mon arrivée six années plus tôt.
Ma famille installa mes meubles dans le nouvel appartement. J'observais les allées et venues et voyais défiler en même temps dans ma tête les images du passé, et j'imaginais l'avenir. Mes yeux se remplirent de larmes.
Le soir, nous fîmes une fête pour notre départ. La soirée fut gaie. Mais au moment d'aller se coucher, j'avais besoin de parler à une personne. C'était une personne que j'avais du mal à quitter. Il s'agissait de Jean-Do, avec qui j'avais tissé des liens d'amitié solides.
Le lendemain, 8 heures du matin. J'étais dans l'appartement en train de ranger la vaisselle de ma colocataire Mireille. Quelle pagaille ! Je ne savais pas par où commencer...
Deux jours plus tard, nous prîmes officiellement possession de l'appartement. Je pleurais à la fois de joie et de trouille.
La première semaine fut rude. Je tournais en rond. Heureusement, une éducatrice venait trois journées par semaine et son aide fut précieuse pour trouver mes nouveaux repères. Il y avait aussi une auxiliaire de vie qui venait nous aider le matin et le soir.
Chaque fois que quelqu'un téléphonait ou sonnait à la porte, je sursautais. Si j'étais aux fourneaux, c'est la poêle qui voltigeait ! Il me fallut un mois pour parvenir à mieux contrôler ma peur.
Mais il y avait tant d'obstacles à franchir à chaque moment que, fatiguée, mon moral déclina. Je ne faisais plus rien de mes journées. Seule l'écriture me réconfortait. J'écrivais des lettres à Laurent, l'homme dont j'étais amoureuse depuis un an.
C'est pendant cette déprime que nous fûmes, mes colocataires et moi-même, invités à passer une journée au foyer en compagnie de nos anciens camarades. Pendant le déjeuner, le téléphone sonna. L'appel était destiné à Laurent et je crus comprendre qu'il avait des ennuis. Il me manquait terriblement. Je me suis mise à pleurer sans pouvoir m'arrêter. Tout le monde tenta de me consoler, sans succès. Moi, tout ce que je voulais à ce moment-là, c'était aller chez moi et en finir.
Je rentrai à l'appartement. L'éducatrice me téléphona. « Patoune, ne fais pas de bêtises, si tu ne vas pas bien, reviens au foyer. » Je ne voulais rien. J'étais amoureuse de Laurent; pas lui, ou si peu. Mon entourage m'avait mise en garde, mais je prenais ces remarques pour des reproches et je me sentais en colère. Submergée par mes sentiments, je ne voulais pas voir la réalité en face. Ce soir-là, je suis allée chez une voisine, Fabienne, devenue mon amie dans une drôle de situation. En pleine descente sur la route humide, mon fauteuil roulant avait pris de la vitesse avant de se renverser en arrière. Le fauteuil avait
continué sa route jusqu'au fossé. J'étais tombée si brutalement sur le dos que j'avais du mal à respirer et à parler. La voisine, attirée sans doute par le bruit, s'était aussitôt portée à mon secours. C'est ainsi que nous fîmes connaissance, devenant rapidement de bonnes amies. Alors ce soir-là, désemparée, je montai et sonnai à sa porte. Elle me réconforta.
A la suite de cette période douloureuse, je passais de plus en plus de temps en compagnie de Fabienne et de son fils Dorian, dont je m'occupais avec beaucoup de bonheur. Parfois, j'allais le garder pendant qu'elle faisait les courses. Évidemment, la première fois qu'elle me le confia, je n'étais pas bien sûre d'être à la hauteur. Que faire si le bébé se réveille avant son retour ? Je ne pouvais pas le sortir du lit, je n'avais pas la force suffisante pour le faire. Alors je lui parlais. Je lui expliquais ce que j'allais faire : le retourner sur le dos en le prenant par un bras et l'asseoir dans son lit en lui glissant un coussin dans le dos. Il n'a jamais pleuré, comme s'il devinait toujours mes intentions. Pourtant, j'avais des gestes brusques. J'étais très proche de ce petit. Cette belle rencontre me fut salutaire dans cette période difficile. Je pensais toujours à l'homme que j'aimais, mais il était clair qu'une nouvelle vie avait commencé pour moi. Rien ne devait arrêter ma route vers l'indépendance. J'en rêvais depuis toute petite.
Près de chez moi, il y avait un groupe de femmes qui se réunissaient deux fois par semaine pour faire des travaux manuels : des tableaux de sable, de la peinture
sur soie et de la couture. Désireuse de profiter de ma nouvelle liberté, je décidai de les rejoindre. Lorsque j'entrai dans la salle, une ambiance froide me saisit. Je sentais que les femmes présentes étaient mal à l'aise avec moi. Aucune ne m'adressa la parole.
Les tableaux de sable étaient si jolis que je leur demandai de me montrer comment les réaliser. A ma grande surprise, j'essuyai un refus immédiat. Ce n'était pas la peine, je n'y arriverais pas. Blessée dans mon amour-propre, il me fallait trouver un moyen de changer ces regards portés sur moi, coûte que coûte. Faire sauter encore une fois cette barrière entre valides et handicapés qui me mettait si en colère.
Faisant fi de mon appréhension, je me fâchai et leur dis « si, je peux le faire ! ». Je leur demandai une feuille de papier, un modèle et du sable. Toutes les femmes en face de moi cessèrent leurs ouvrages pour m'observer. Ma colère avait dissous ma timidité face à ce mur de regards incrédules et me donnait des ailes. Je pris le modèle, le décalquai et le découpai au cutter. Dans les trous encollés, je fis couler du sable et leur montrai le résultat. « Voilà... ». Dès ce moment, je fus considérée comme l'une des leurs !
Par la suite, je suis partie dans un foyer à Rouen dans le cadre d'un échange. Et là, je me rendis compte que retourner dans un foyer après avoir vécu en appartement n'était pas si évident. Le bruit, les règles de vie paraissent tout à coup étouffants. Je me souviens que, vivant au foyer, je m'ennuyais souvent chez mes
parents pendant les vacances. A présent, je savais mieux m'occuper et je profitais davantage de leur présence. J'aimais qu'ils viennent chez moi et restent dormir de temps en temps. Dire que c'était mon rêve de petite fille ! Je ne pensais pas qu'il deviendrait réalité ! J'entendais souvent : « Tu n'habiteras jamais seule », « tu n'auras pas d'enfants ». Il y avait sans doute un fond de vérité dans ces paroles, mais moi, ce que j'entendais, c'est que ma vie ne se résumerait à rien d'autre qu'une assistance permanente et cette idée m'était insupportable.
Au retour de Rouen, je fus ravie de retrouver mon appartement. Je me sentais ressourcée. Qu'il était bon de retrouver son chez-soi ! Pourtant, vivre à quatre dans un appartement est plus délicat que de vivre dans un grand groupe avec un encadrement. Dans l'appartement, nous nous heurtions davantage à la personnalité de chacun. Pour une broutille, l'ambiance pouvait se dégrader rapidement. Chacun devait s'acquitter de plus de corvées qu'au centre, sans avoir toujours envie de le faire. Mais c'est le prix à payer pour la liberté de choisir pour nous-mêmes. Et puis ici, au moins, il n'y avait plus ces réunions hebdomadaires que je détestais tant.
La vie reprit son cours. J'écrivais peu. Je n'en avais plus le goût. Je laissais les histoires entamées sur mon bureau pour passer du temps avec ma nouvelle amie, Fabienne. Elle me confiait souvent Dorian et nous étions très proches toutes les deux. M'occuper de Dorian
m'apportait tant de bonheur. Par moments, il me semblait que c'était mon enfant. Troublée par cette idée, j'en fis part à Fabienne. Elle comprit. Je me sentis plus détendue après cet aveu. Le baptême de Dorian était prévu et c'est tout naturellement que Fabienne me convia à la cérémonie. Je fis la connaissance de sa famille. J'ignorais ce qu'était un baptême à l'époque. Ce fut une belle fête qui se termina par un tour sur la piste de danse en fauteuil roulant !
Cette année-là fut une année charnière pour moi. C'est l'année où j'ai fait mon entrée dans la société. Celle dont je rêvais depuis toujours et qui me semblait si inaccessible : celle des gens « normaux ». Depuis, comme tout le monde, je vis avec les mêmes droits, les mêmes problèmes, les mêmes joies et les mêmes souffrances. C'est la chance de ma vie.

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C'est la vie
Random« C'est la vie ! » est l'expression favorite de Patricia Bersiaud Faugère. Handicapée de naissance, Patricia nous livre ici, avec lucidité et sans complaisance, le témoignage de son combat de tous les jours pour réaliser son rêve de petite fille : d...