Le grand-père et la grand-mère de terre

0 0 0
                                    

Vers l'âge de quatorze ans, je fis la connaissance d'un éducateur, Alain, qui proposait un atelier de poterie dans le centre. Il s'agissait plus précisément de
modelage. Contrairement à la sculpture qui consiste à créer un objet directement dans une masse de terre, le modelage permet de réaliser des objets ou des statues à l'aide de colombins de terre superposés, puis sculptés.
Je décidai d'y aller.
Au bout de quelques semaines, j'avais déjà réalisé un nombre conséquent d'objets de toutes sortes. En les regardant, je me disais que, peut-être, nous pourrions les vendre. Je fis part de mon idée à Alain. Il me demanda d'en parler à mes camarades pour recueillir leur avis. Je me tournai naturellement vers mon ami Frédéric, malentendant, pour lui faire part de mon projet et le rallier à ma cause. Ce ne fut vraiment pas difficile !
La décision prise à l'unanimité, tout le monde se mit au travail d'arrache-pied. Frédéric réalisa un oiseau sur une branche, des cendriers de toutes formes. Alain, lui, opta pour une tête de marionnette. Quant à moi, ce fut un petit bébé assis en tailleur. Il y avait aussi des
coquetiers, des sous-verre, toutes sortes d'objets pour tous les goûts.
Deux jours avant la vente, le prix de chaque objet fut déterminé. Puis le jour J, nous installâmes enfin les sculptures sur une table dans le hall du centre. Je commençai à vendre... Il y avait tant de visiteurs, membres des familles des résidents pour la plupart, qu'à midi, il ne restait presque plus d'objets sur la table. À la fin de la journée, la recette s'élevait à mille quatre-vingt- dix-huit francs. Beau pactole !
L'année suivante, Alain quitta le centre pour le foyer pour adultes Handas à Aixe-sur-Vienne. Je continuai seule mes modelages, ne pouvant me résoudre à renoncer à cette activité qui m'apportait du réconfort dans les moments difficiles. Lorsque je travaillais la terre, mon esprit s'évadait et j'en ressentais du bien-être. Il m'arrivait même de montrer la technique à des plus jeunes et les aider à créer de petits objets.
Devant mon enthousiasme et ma passion pour la terre, je me vis proposer un stage chez un potier professionnel à Saint-Barbant, près de Bellac, au nord- ouest du département. Cette nouvelle me remplit de joie et j'attendis le moment de partir avec impatience.
Le grand jour du départ enfin arrivé, je rassemblais tous mes instruments de modelage. Ma monitrice s'occupa du pique-nique et nous arrivâmes chez le potier après deux heures de route.
L'accueil au sein de la famille du potier, Patrick, fut chaleureux. Je fis la connaissance de son épouse, Diana, et de leurs trois enfants, Joseph, Samuel et Maude. L'éducatrice m'accompagnant laissa à mes hôtes les consignes pour ma toilette, me lever et me coucher, puis je m'installai enfin dans la chambre qui m'était réservée et y déposai mes bagages.
Pour la première fois, j'allais vivre dans une famille autre que la mienne et allais devoir m'y intégrer.
Le premier jour, Patrick me donna un grand bloc de terre, me demandant de lui montrer ce que je savais déjà faire, sans autre consigne. Après avoir malaxé longuement la terre, je l'étirai et la travaillai en sculptant un grand-père assis. Cette tâche m'occupa jusqu'au soir.
La journée suivante fut entièrement consacrée à la sculpture et se termina par un dîner entre amis (Patrick, Diana son épouse, et Nathalie une autre stagiaire) dans une ambiance amicale.
Mon travail avançait vite et je m'aperçus que ma sculpture prenait une allure différente de celles que j'avais réalisées auparavant. Oui, il me semblait qu'elle était plus belle. Je décidai alors d'en faire une deuxième : la grand-mère.
Afin d'éviter que les statuettes n'explosent à la cuisson, il est nécessaire de les évider pour que l'épaisseur de terre ne soit pas trop importante. Je m'attelai à cette tâche quand, par malheur, sans doute en voulant trop bien faire, je fis un trou dans la tête du grand-père. Déçue, je posai la statuette sur la table et l'observai. Soudain, je trouvai une solution toute simple pour ne pas tout recommencer. J'en ferai... un pied de lampe ! Je continuai tout naturellement à exploiter cette idée et créai deux lampes : le grand-père et la grand- mère !
Le soir venu, je décidai de sortir prendre l'air. La roue de mon fauteuil roulant creva ! Pendant que Patrick le réparait, j'en profitai pour raconter une histoire aux enfants avec lesquels j'avais déjà tissé un lien d'amitié.
Puis, j'aidai Diana à préparer le dîner, autant que faire se peut. Je me souviens d'avoir battu des œufs en neige ! Ce sont des choses bien simples, mais à mes yeux d'adolescente handicapée vivant en centre, partager le quotidien d'une famille me remplissait de bonheur, un peu comme un grand bol d'air frais.
Le lendemain, nous étions mercredi. Pendant que les enfants faisaient leurs devoirs, je finis de sculpter mon grand-père, apportant moult petits détails sur son visage et lui glissant une canne sous le bras... Puis, je me concentrai sur les dessins destinés à orner les futurs abat-jour. En fin d'après-midi, je jouai avec les trois enfants. Ils m'avaient définitivement adoptée et notre complicité ne cessait de grandir. Je crois qu'ils me considéraient un peu comme leur grande sœur.
Le jeudi, je modelai un éléphant et m'initiai au tour électrique. Je réalisai deux pots en étirant tout doucement la terre vers le haut pour que les parois montent petit à petit. Cet exercice était très difficile pour mes mains déformées. Un seul mouvement trop brusque et tout était à refaire. Je dus redoubler de concentration pour contrôler mes mouvements et considérai le résultat, bien qu'imparfait, avec une très grande fierté !
Le stage touchait à sa fin et il me restait une dernière chose à faire. Malgré mes précautions, le grand-père avait tout de même explosé à la cuisson ! Avec l'aide de Patrick, les morceaux furent recollés, laissant des traces blanches sur son visage, encore visibles aujourd'hui !
Puis, je quittai la famille de Patrick pour rentrer à Beaune-les-Mines le cœur rempli de joie et de souvenirs précieux. J'avais passé une semaine au sein d'une famille ordinaire. Je m'y étais sentie traitée comme la fille de la famille. J'avais dû faire la preuve de mes capacités d'adaptation et m'ouvrir aux autres.
Jamais je n'ai oublié cette belle semaine. Elle me rassura sur mes capacités d'adaptation et d'apprentissage. Grâce à Patrick et Diana, je regagnai le centre le cœur rempli de belles promesses pour l'avenir.

C'est la vie Où les histoires vivent. Découvrez maintenant