La vie de marin

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Oh ! Quel rêve splendide ! Je me vois naviguer sur l'eau, pouvoir conduire le bateau. Oui ! Je voudrais être le pilote d'un grand bateau, pouvoir réaliser ce rêve que je fais depuis longtemps. Me laisser bercer par la mer, découvrir les sensations qu'ont les marins, m'endormir et me réveiller sur l'océan. Peut-être aurai-je le mal de mer ?
1989. Dix longues heures passées dans un car sur les routes de France me laissèrent largement le temps d'imaginer tout ce que ce week-end tant attendu me réservait.
Dès notre arrivée à La Ciotat, nous avions, Jean- Do, Hélène, ma camarade Marie-France et moi, un premier rendez-vous avec le skipper d'un voilier pour faire connaissance et nous familiariser avec son bateau, en vue d'une petite croisière en mer. Sur la mer ! Moi qui avais si souvent rêvé de naviguer, j'avais encore du mal à y croire !
Le skipper, éducateur de métier, nous accueillit à l'embarquement et nous présenta à deux adolescents, aussi membres de l'équipage. Notre installation à bord ne fut pas simple, en particulier pour Marie-France qui ne pouvait pas se tenir assise sans son fauteuil roulant. Il fallut donc le charger à bord en prenant garde de bien l'arrimer ! Le skipper me prit ensuite dans ses bras pour monter sur le pont et m'emmena visiter la cabine. J'y restai un grand moment. Puis le skipper nous enseigna les principaux nœuds de marin. Quelques instants plus tard, le nœud plat, le nœud de huit et le nœud de chaise n'avaient plus de secrets pour nous. Nous apprîmes aussi le nœud que l'on fait à l'avant et à l'arrière du bateau.
Le skipper m'emmena à l'avant pour mettre le petit foc. Jean-Do, Hélène et moi enfilâmes la corde dans la voile pour la hisser sur le mât. Puis le skipper m'aida à m'installer dans le cockpit du bateau, à côté des commandes. Le temps d'enfiler un gilet de sauvetage et un harnais de survie et nous sortîmes du port de La Ciotat, toutes voiles dehors.
Le vent soufflait fort ce jour-là. Nous prîmes le large et je m'installai aux commandes. Tenir la barre n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Je pointai droit sur la crique qui se profilait à l'horizon sur les instructions du skipper. Mais avec ce vent, je devais sans cesse jouer avec les rafales pour maintenir le cap. « Plus à droite ! », me cria le skipper. Action, réaction : le bateau se déporta carrément sur la gauche ! L'eau atteignit brusquement le bord du voilier. Assise sur le rebord, de l'autre côté, je me sentis brutalement basculer vers l'avant, heureusement retenue par mon harnais de survie solidement accroché au bateau.
Mais je m'habituai vite aux mouvements du voilier. Tout en continuant de barrer, je me pris à rêver. Je me laissai aller, légère et seule au milieu de cette mer immense qui m'appelait dans ses vagues et me berçait comme une douce musique. J'y avais pris goût.
Arrivés à la crique, nous fîmes demi-tour. Cette fois-ci, le bateau pencha de mon côté. Bien que le reste de l'équipe fît contrepoids, j'eus la sensation que le bateau se retournait et que j'allais me retrouver au fond de la mer. Curieusement, au lieu de m'effrayer, cette situation m'attirait et me fascinait. C'est comme si la mer m'appelait et m'invitait à la rejoindre...
Nous rentrâmes au port, les voiles affalées pour en faciliter l'entrée. Une fois les dernières manœuvres d'arrimage effectuées, je m'aperçus que la peau de mon visage me tirait, sans doute à cause du vent et du sel. La fatigue se faisait aussi ressentir. Avant de nous quitter, le skipper nous expliqua comment allaient se dérouler les deux jours en mer... Vivement demain pour le grand départ !
De retour à La Ciotat, je m'endormis bien vite, la tête pleine des belles images de la journée et impatiente de ce que me réservait la journée du lendemain.
Au petit matin dans le port de Marseille, nous étions prêts à partir, chargés de nos sacs de couchage et vêtements pour deux jours de croisière. Les deux jeunes stagiaires, déjà là, nous aidèrent à monter à bord. Le skipper nous rejoignit avec les provisions nécessaires et nous levâmes enfin l'ancre.
Comme la veille, le skipper me chargea de barrer le bateau avec lui pendant que les autres hissaient les voiles. Marie-France, installée dans son fauteuil roulant, admirait le paysage. Tout le monde était occupé, nez au vent. Je piquai droit sur le château d'If, face à moi. Une dizaine de minutes me paraissaient suffisantes pour y parvenir. Il nous fallut une bonne heure pour l'atteindre !
Comme le jour précédent, mes pensées vagabondaient de vague en vague. La mer m'attirait toujours plus. J'avais l'impression de m'enfoncer en elle. J'étais comme un dauphin propriétaire de cette grande surface d'eau.
Le château d'If en ligne de mire, je contournai la côte pour entrer dans une crique. Nous accostâmes pour le déjeuner sous un soleil brûlant. Ma tête se mit à tambouriner. Je m'allongeai sur le pont et m'endormis. A mon réveil, l'équipage était prêt à repartir en direction de notre prochaine escale pour la nuit. Malgré ma migraine, je me laissai bercer par le mouvement du bateau. Tout en fermant les yeux, je profitai de ce moment merveilleux pour penser à Laurent, mon ami le plus cher. Je m'imaginai que nous faisions ce voyage ensemble.
Tout à mon bonheur, je profitai de chaque minute de cette croisière. Je repris les commandes jusqu'à l'entrée de la calanque dans laquelle nous devions accoster. Face au vent, je ne parvenais pas à entrer. Je dus céder les commandes au skipper pour les dernières manœuvres. N'est pas marin qui veut !
Toutes voiles descendues, le bateau ralentit. Les deux stagiaires scrutèrent le fond de la mer à la recherche d'un banc de sable pour y jeter l'ancre. Le clapotis des vagues se fit entendre contre la coque du voilier enfin immobilisé.
Pendant un bon moment, je fus éblouie par le paysage qui m'entourait. Il me semblait que ce que je voyais était irréel. Ce n'était qu'une image de carte postale. J'avais beau m'user les yeux à regarder et regarder encore ce beau paysage, je n'y croyais toujours pas. Souvent sur les nerfs avant ce voyage, ici, je me sentais bien, enfin reposée.
Marie-France était fatiguée. Nous l'installâmes sur la banquette du bateau. Je m'assis près d'elle. Le skippeur et les deux stagiaires commencèrent à pêcher à la ligne. Pendant ce temps, Jean-Do et Hélène nous parlèrent d'eux. Je les écoutais avec plaisir jusqu'à la tombée de la nuit.
Nous descendîmes tous dans la cabine pour le souper. Là, je surpris les deux stagiaires en train de se moquer de Marie-France, dont le handicap la faisait toujours tirer la langue. Les jeunes s'amusaient à faire semblant de vouloir la lui couper. Ce jeu cruel, au lieu de l'amuser, ne faisait que l'effrayer. Agacée, je décidai,
pendant le repas, d'embêter l'un des deux garçons assis près de moi, histoire de le mettre, pendant un moment, dans la peau de la victime de ces jeux stupides.
Dehors, la tempête s'était levée. Le vent soufflait très fort et faisait tanguer le bateau, me donnant le mal de mer dans la cabine. Drôle de sensation que je ne connaissais pas encore, mais qui s'estompa peu à peu.
Plus tard dans la soirée, la fatigue se faisant sentir, je m'endormis sur la banquette. Jean-Do et Hélène, aux petits soins pour leurs pensionnaires, glissèrent des coussins contre mon matelas pour éviter une chute due à l'étroitesse de la couchette. Une fois la lumière éteinte, je vis, par le hublot de la cabine, le grand mât, le ciel étoilé et je m'endormis sur les images magiques de la journée...
Le matin suivant, je fus réveillée de bonne heure par le jour qui se levait. Je voyais la montagne par le hublot. La veille au soir, je ne pouvais pas la voir. Mais avec le vent, le bateau avait viré de bord. Sur le moment, je pris peur. Je pensais que le bateau s'était déplacé durant la nuit, ce qui est stupide puisque l'ancre le retenait. Le skipper, couché en face de moi, me lança un « ça va ? » et je me rendormis.
Après un bon petit déjeuner pris sur le pont du bateau, le skipper entreprit de vider les poissons pêchés la veille. Pendant ce temps, Hélène me proposa de faire un petit plongeon dans la mer. Elle m'aida à enfiler mon maillot de bain et un gilet de sauvetage. Hélène plongea
la première. Jean-Do, avec l'aide du skipper, me hissa par-dessus bord, puis Hélène m'aida à enlever la corde passée autour de ma taille.
Le contact de l'eau froide me surprit. La sensation de nager dans la mer froide et imaginer tous les poissons sous mes pieds me faisait frissonner. J'aurais bien aimé les voir, plonger la tête sous l'eau et regarder la vie qu'il y a sous cette mer. Mais j'ai peur des profondeurs. De ma position sur l'eau, je découvris le bateau sous un angle inédit. Je le trouvais encore plus grand et plus haut. Je me sentais si petite tout à coup ! Je commençai à avoir froid. Hélène me rapprocha de l'échelle à laquelle je devais m'accrocher, le temps de repasser la corde autour de mes bras. J'hésitai à mettre mes jambes vers le fond de peur qu'un poisson ne vienne me frôler les pieds. Pourtant, il le fallait bien pour tenter de m'agripper au bateau !
Une fois sur le pont, le vent me fit grelotter, mais je ne m'en préoccupai pas. Non. J'étais assise à l'arrière du bateau, le soleil brillait sur l'eau comme des diamants tombés du ciel. Je restai là à regarder longuement ces lumières qui flottaient sur l'eau en me faisant un poème dans ma tête. Les nuages arrivèrent et chassèrent peu à peu les diamants.
Le vent soufflait toujours très fort. Il nous fallait pourtant repartir. Nous enfilâmes tous un gilet de sauvetage avant de reprendre le large. Les deux jeunes stagiaires hissèrent les voiles, levèrent l'ancre et nous sortîmes de la calanque. Une fois en pleine mer, le vent
claquait dans les voiles. Le bateau filait vite. Nous étions obligés de changer souvent de place pour conserver l'équilibre du bateau. Au début, je changeais de côté en même temps que les autres. Mais le mouvement devint vite trop rapide pour moi. Alors je m'attachai avec le harnais et restai du même côté, en proie à de bonnes frayeurs lorsque je me retrouvais au niveau de l'eau et que les vagues venaient fouetter mon visage !
Au cours de la journée, il me semblait que la mer était moins en colère. J'étais bien. L'air pur remplissait tout mon corps du repos et de la paix qu'il me réclamait depuis bien longtemps déjà. Je changeais de place pour grimper sur le bord du bateau entre Jean-Do, qui barrait, et le skipper. J'avais pris le rythme. Je ne glissais plus. Puis le jeune stagiaire remplaça Jean-Do à la barre. J'ai glissé et, pour me rattraper, je mis la main sur son genou et attrapai la corde fixée sur la rampe tout autour du bateau. J'avais peur qu'elle casse. Aussi, je m'assis dans le sens de la marche, la tête posée sur mon poignet, regardant la mer. Une fraction de seconde, je croisai le regard de Jean-Do. C'était comme si l'on pensait la même chose. Je regardais la mer, émerveillée.
Cette aventure n'en finissait pas, je la faisais durer le plus longtemps possible. Le port devant nous pourtant se rapprochait de plus en plus. Vu du large, j'avais peine à comprendre comment on pouvait y entrer, comme si nous avions changé de cap. D'un seul coup, le grand mât changea de côté, j'eus juste le temps de
baisser la tête. Je pris la barre pour rentrer dans le port et la confiai aux stagiaires pour les manœuvres d'amarrage.
Il fallait se rendre à l'évidence, la croisière touchait à sa fin. Il fallut remettre chaque chose à sa place avant de quitter le voilier. Tout le monde s'attelait à cette tâche. De retour sur la terre ferme, nous échangeâmes quelques mots avec les stagiaires, remerciâmes le skipper pour cette merveilleuse expédition et nous quittâmes pour reprendre la route de La Ciotat. Dire que dans quelques jours, il nous faudrait rentrer !
La nuit suivante, je sentis mon lit tanguer...

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