La victime et la sorciere 1/2

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Nous suivîmes le soldat d’un pas alerte sous l’œil inquiet des villageois désœuvrés. Une fillette était assise sur le perron et portait un enfant affolé qu’elle berçait dans ses bras maigres, tentant vainement d’étouffer ses pleurs. L’odeur de la peur stagnait dans l’air, un fumet aussi enivrant que déroutant au vu des circonstances.

Alors que nous pénétrâmes dans une chaumière plongée dans la pénombre, nous y trouvâmes une vieille femme prostrée, adossée contre un mur juste au-dessous d’une fenêtre aux rideaux tirés. Les yeux perdus dans le vide, elle balançait son corps tout en marmonnant des paroles indistinctes, tenant fermement son chapelet de ses doigts crochus.

Pour nous laisser plus d’intimité, le capitaine et ses hommes quittèrent la pièce. Avec lenteur, je m’accroupis et posai une main sur le bras de la paysanne afin de capter son attention. Cette dernière sursauta puis dégagea son bras pour se recroqueviller davantage, le corps intégralement dissimulé sous l’ombre de la fenêtre.

— Qu’avez-vous vu ? demandai-je d’une voix douce.

Elle déglutit puis marmotta de nouveau. Je crus repérer le mot « Beste », la désignation occitane de la Bête. Pour l’engager à se livrer, conscient que la vieille était pieuse, je lui dévoilai, non sans mensonge, être un messager de Dieu venu l’aider dans sa tourmente. Après un temps sans réaction, je la vis redresser la tête pour poser sur moi un regard suppliant.

— La Mal-Bête… ce n’est pas de Dieu qu’est la Mal-Bête. Elle… elle marche sur deux pattes. Grande, très grande. Son ventre brille comme les flammes… son pelage rouge comme le sang… La queue et la tête du mauvais loup !

Elle eut un sanglot suivi d’un frisson puis se tut. L’air hagard, elle ressemblait aux sorcières des contes de fées avec ses longs cheveux gris épars et un visage osseux aux yeux exorbités. D’ordinaire, on ne croyait guère plus au grand méchant loup à son âge et la description qu’elle m’en faisait me laissa pantois. Eut-elle été atteinte d’un coup de folie ?

— L’avez-vous vu tuer l’enfant ? demandai-je.

Elle fit non de la tête et se racla la gorge.

— La bête penchée sur Paul… Paul ne bougeait plus… Maudite, maudite Mal-Bête…

La dévote fondit en larmes et plaqua ses mains tavelées contre sa face, allant jusqu’à lacérer son front. Au bout de dix minutes à la voir ainsi, sachant que je n’obtiendrais aucune réponse supplémentaire, je me décidai à sortir. En me redressant, je tirai les rideaux et regardai la vallée où le cadavre du jeune homme gisait au milieu de ce vaste champ fangeux, entre la forêt et le puits. Je fronçai les sourcils en remarquant quelque chose de fortement troublant puis quittai les lieux, suivi par Charles. Après de brèves explications auprès du capitaine, nous remontâmes en selle et rejoignîmes Fonternoy.

Avant de quitter le hameau, j’examinai à nouveau ces interminables plaines encore stigmatisées par les averses de la veille, cette maigre broussaille qui poussait à de rares endroits. Des arbres feuillus demeuraient isolés dans les écrins labourés où nul légume ou céréale n’avait encore émergé. Puis je regardai ce ciel d’un bleu azur maculé d'épars nuages duveteux de teinte très claire qu’un soleil illuminait de son aura blonde matinale. Enfin, je donnai un coup de talon sur les flancs d’Amiral qui partit au trot. La boue collante freinait sa progression, s’accrochant à ses sabots pour venir lui peinturlurer la robe pommelée de ses pattes jusqu’aux genoux.

Quand nous fûmes suffisamment éloignés, je ralentis ma monture pour me mettre à hauteur de Charles et me tournai vers lui. D’aussi près, je vis que son expression faciale était tout aussi grave que la mienne.

Entre Chien et LoupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant