Préparatifs de l'expédition

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Après avoir raccompagné mon hôte sur le pas de la porte, nous nous saluâmes d’une poignée de main puis je le regardai s’éloigner d’une démarche raide. Je m’en voulais quelque peu de l’avoir malmené pour une première entrevue mais il me fallait le tester. Des mois à passer en sa compagnie rapprochée pour accomplir une tâche aussi ardue que celle qui m’incombait, il fallait que je puisse compter sur son soutien.

Je m’étais demandé comment ce garçon de trois ans mon cadet avait-il pu souhaiter exercer pareille mission. Or connaissant à présent sa nature, l’explication m’en devint limpide. Car, la Mal-Bête tuait un pourcentage non négligeable de garçonnets d’origine dualensis dont certains, après autopsie, se révélaient de phénotype oméga. Ce Charles devait compatir au sinistre sort de ceux qui, comme lui, étaient persécutés depuis deux siècles.

Alors que je pénétrai à nouveau dans mon cabinet, mon cœur s’accéléra. Ses phéromones imprégnaient l’air ambiant de leur parfum enivrant. Cela faisait des années qu’un tel fumet n’avait pas assailli à ce point mon flair aiguisé. Voilà pourquoi je faisais tout mon possible pour éviter d’approcher de trop près ce genre de spécimen qui, en plus de délivrer de telles exhalaisons grisantes, jouissait d’un physique si délicieusement mignon que j’appréciais admirer.

Je me rendis à la fenêtre et l’ouvris, laissant pénétrer la brise légère chargée d’humus mêlé à l’arôme âcre de feu de cheminée. En m’accoudant contre l’encadrement, mon regard se posa sur le chien enchaîné dans le jardin voisin. Le collier qui cerclait son cou me fit doucement sourire. Je n’osais imaginer la réaction de mon jeune ami lorsqu’il me faudrait lui ordonner de porter un tel dispositif. Il en serait bien obligé hélas, cela nous préserverait tous deux de bien fâcheux auspices. Qui sait ce qu’il adviendrait si ce sot oubliait par mégarde de prendre sa médecine, m’obligeant à supporter ses maudites chaleurs qui nous rendraient l’un l’autre soumis à la merci de nos pulsions animales.

Je soupirai, tentant de chasser de mon esprit pareilles insanités. Je me devais de lui faire confiance. Après tout, si ce garçon était parvenu à cet âge sans jamais avoir été possédé, il devait user de prudence.

Las de contempler mon espace et de me perdre en de telles réflexions, je décidai de prendre la poudre d’escampette. Cette envie s’accentua lorsque ma Clotilde, venue m’apporter le courrier, remarqua l’état du plancher et de la table basse que mes bottes crottées avaient souillé. Ma subordonnée m’arrosa de reproches. Sa face rougie par son courroux la rendait joliment intimidante avec ses lèvres retroussées et son pincement de nez. Et le rire qui s’échappa de ma bouche ne fit que l’énerver davantage. Je la laissai donc à sa besogne et partis effectuer mes achats.

Dans la rue, je marchais d’un pas alerte, longeant les trottoirs pour éviter de me faire percuter par des carrosses que les cochers dirigeaient sans se soucier des éventuels obstacles qui se dressaient devant eux. Je me frayais tant bien que mal un chemin à travers la foule, bousculant sans gêne les importuns trop lents. Ma carrure robuste et ma grande taille me permettaient d’avancer sans crainte d’être rabroué. Pour ne pas salir davantage mes bottes, je sautillai comme un cabri.

Je quittai enfin les rues noir de monde pour une venelle plus tranquille, située dans un coin que beaucoup prendraient soin d’esquiver. Je m’y engouffrai avec l’habitude d’un vieux chien en terrain familier. Après avoir dépassé les échoppes du perruquier puis du coutelier, je m’arrêtai à la troisième dont la devanture crasseuse ferait fuir tout acheteur potentiel avec cette peinture en vert-de-gris écaillée et ces vitres tachées de diverses substances.

En entrant, une odeur de renfermé et d’humidité envahit mes narines, semblable à celle d’une vieille cave, conjuguée de tout un tas de parfums de plantes et d’alcool. Le lieu aussi vétuste qu’austère était plongé dans la pénombre. J’aimais l’ambiance de cet endroit en pleine décrépitude, cette épave située dans un ancien quartier de contrebandiers où, au sous-sol, s’étalaient sur plusieurs kilomètres les funestes catacombes et leur réseau tortueux de galeries. Un monde souterrain à travers lequel circulait un arsenal de marchandises aussi exotiques qu’illicites et où s’exerçait des services hautement condamnables.

Entre Chien et LoupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant