Deux bouts de carton et une ficelle ➳ 𝔉𝔢𝔩𝔦𝔵

19

- Papa, maman, j'ai une annonce à faire, dis-je. 

Les deux lèvent leurs têtes vers moi, et mes deux sœurs aussi :

- On peut rester écouter ?

Je hausse les épaules :

- Oui, mais je doute que vous puissiez faire quelque chose. 

- Un problème ? s'inquiète mon père.  

- Pas vraiment. C'est à propos de Lucy. 

- Dis nous tout, sourit ma mère avec bienveillance. 

J'inspire, et me lance, arrachant le pansement :

- Alors voilà, c'est la fille des voisins. Ceux aux volets bleus. Je suis au courant depuis quelques jours, quand je l'ai raccompagné chez elle lorsqu'il y a eu la tempête.

Les yeux de mes parents s'ouvrent comme des soucoupes, et pendant des secondes qui me paraissent une éternité, le silence règne dans la pièce. Puis c'est Rachael qui le rompt :

- La fille des voisins ? Ceux qui ont perdu un enfant ? 

- Oui, dis-je. 

- Je m'en rappelle. Le quartier avait organisé une petite cérémonie avec des bougies dans les rues, se souvient ma sœur cadette. Il était dans mon école, les professeurs avaient prévus une minute de silence et des ateliers en sa mémoire.

- Pauvre petite... souffle ma mère. Elle doit voir des atrocités avec des parents pareils. 

- Elle doit surtout être malheureuse de la mort de son frère, rectifie Olivia. On ne sait pas si les rumeurs sur les parents sont fondées. 

Je gratifie ma sœur aînée d'un sourire reconnaissant. 

- Quelle rumeurs ? demande Rachael, visiblement pas au courant.

- Des trucs pas très jolis, grimace Olivia. Le malheur fait bien des dégâts parfois. Mais encore une fois, personne ne les a vu depuis un moment, on en sait rien. 

- Je me demandais si on pouvait les inviter à dîner pour Noël. 

J'ai posé cette question d'une traite au milieu des discussions, et maintenant je retiens mon souffle. 

- Les voisins ? s'étonne mon père. Ces voisins ?

Ma mère secoue la tête :

- C'est hors de question. Noël, c'est en famille. 

Je fronce les sourcils :

- Tu as dit oui pour Herman. 

- C'est différent... 

- Je ne vois pas en quoi. Noël est une occasion de se rapprocher et d'être présents pour ceux qui sont seuls ou malheureux. Et vous m'avez déjà proposé d'inviter Lucy. 

Mes parents ne répondent pas. Je sais que j'ai visé juste. 

- Si cela vous met trop mal à l'aise, on peut juste les inviter hors Noël. Mais je sens que Lucy en a envie. 

- Cela nous coûte rien de les inviter et de voir, ajoute Olivia. Felix a raison. Et si on se rend compte que les rumeurs sont justes, sans doute ont-ils besoin d'aide et de compagnie plutôt que de jugement. Felix repart bientôt. Il n'est pas question de laisser cette petite seule après son départ, surtout si les histoires à leur sujet sont vraies. Ce repas peut être une main tendue. 

- Vous êtes trop bons les enfants, soupire mon père. 

- Pensez y s'il vous plaît. Je dois y aller, on se retrouve dans une heure, dis-je en mettant mon manteau. 

Avant de partir, je lance un dernier sourire à Olivia :

- Merci. 

Elle hoche la tête et je m'éclipse pour mon rendez-vous journalier, les mains encore tremblantes et le cœur retourné.

J'avais presque oublié que j'allais bientôt repartir, les mots de ma sœur sont comme une piqûre de rappel. Que vont devenir Lucy et Herman en mon absence ? Ils n'ont certes pas besoin de moi pour vivre heureux, mais les laisser derrière moi sera douloureux. Qui sait quand je reviendrais ? 

A peine ai-je refermé la porte de chez moi, que je sens le froid me saisir, et un flocon tomber sur mon nez. Il neige. Je souris immédiatement, heureux à l'avance de voir la réaction excitée de Lucy. Depuis le temps qu'elle attend ce moment, je peux déjà imaginer son sourire pétillant et ses yeux qui brillent. Et c'est en trottinant joyeusement que quelques rues plus loin, je tombe sur la fillette, la tête levée vers le ciel avec un large sourire étirant ses lèvres. Elle se tient debout devant l'antiquaire, tentant d'attraper des flocons avec ses gants. Quand son regard se pose sur moi, elle court me rejoindre, me prend la main et s'exclame :

- Felix ! Il neige !! Il neige !! Tu as vu ? 

- Oui ! J'ai vu ! riais je. 

- Il faut que Herman se lève aujourd'hui ! Il doit venir vois dehors ! 

Je souris tristement, conscient que le souhait de la fillette est sûrement infaisable. Les jours, les heures qui passent fatiguent un peu plus le vieil homme malade. 

Nous passons la porte, et Lucy court retrouver Herman :

- Il neige !! Il neige !!

La joie de la petite est tellement belle à voir, que je ne peut pas m'empêcher de sourire bêtement. Et lorsque je rejoins Herman, je sens que le bonheur de Lucy l'a touché en plein cœur. Elle aurait le don de faire fondre la neige. 

- Felix ! Prend une photo de la neige pour la montrer à Herman ! suggère-t-elle en sautillant. 

- D'accord, d'accord.

Je me rends à la fenêtre, suivi de près par la petite qui contrôle avec un œil attentif la qualité de mes photos, me demandant de recommencer lorsqu'elle les juge trop floues. Ensuite elle me tire le bras pour que je montre les clichés à Herman qui patiente calmement. 

- Regarde !! Il y en a beaucoup au sol, on pourrait faire un bonhomme de neige !! Quand tu pourras marcher, on en fera un ensembles ! 

Herman hoche la tête en souriant pendant que je récupère le matériel de bricolage du jour. 

- Tu es contente d'être bientôt à Noël ? demande Herman. avec la neige ça va être encore mieux.

Lucy hoche la tête :

- Oui ! 

- Tu vas avoir de beaux cadeaux. 

- C'est pas les cadeaux le plus important, sourit Lucy. Avant quand c'était Noël on décorait la maison tout ensembles et on cuisinait des spécialités d'été pour mélanger les saisons dans la maison. Adam détestait faire comme les autres familles. 

- Qui est Adam ? demande Herman. 

Je retiens mon souffle, le cœur battant, et Lucy répond calmement :

- Mon grand frère.