4. Héléna. La routine s'installe

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     — Le nouvel ambassadeur arrive aujourd'hui ! s'exclama Christine, la secrétaire de l'accueil.

     — Ah, enfin ! dit Héléna qui passait la saluer tous les matins avant de monter. Tu crois que les services marcheront mieux ?

     Héléna avait utilisé une intonation moqueuse. Elle s'était vite aperçue que l’ambassade fonctionnait à un rythme lent et peu efficace. Les consignes mettaient une bonne semaine pour atteindre l'étage du dessus. Les mails se perdaient d'un ordinateur à l'autre. Les dossiers étaient tous en retard sans exception. C'était un vrai cauchemar pour quiconque d'un peu consciencieux et d'organisé.

     Dans ces conditions, il n’était pas étonnant que Fohl ait toujours l'air contrarié.

     Christine eut un sourire malicieux.

     — Ce n'est pas sûr du tout ! Tu sais, les ambassadeurs tournent souvent. Alors le personnel se dit « cause toujours, mon coco, on sera là après toi ». Quant aux coopérants, ils disent « cause toujours, mon coco, nous on sera ailleurs dans six mois ». N'est-ce pas que j'ai raison ?

     Héléna rit avec bonne humeur.

     — C'est très vrai pour les garçons, en tout cas !

     C'était même d'une exactitude redoutable pour décrire la mentalité de Gabriel, Thibaut et Léo. Héléna s'estimait différente, mais ne le disait pas. Elle tenait à entretenir de bonnes relations avec ses compatriotes. Avec qui d'autre aurait-elle pu parler ? Elle ne comprenait pas un mot de malais. D'ailleurs, elle devrait se mettre à l’apprentissage de la langue. Elle s'ennuierait moins le soir. Elle se promit de rechercher des vidéos sur le net.

     Elle se dirigea vers l'ascenseur tout en mettant sa veste. Elle venait travailler en bus, des baskets aux  pieds et sa veste sur le bras. Il faisait tellement chaud en ville. Quand elle franchissait la porte de l'ambassade, elle troquait les baskets contre des escarpins à petit talon et elle enfilait la veste. C'était très new-yorkais comme comportement. La veste était obligatoire contre l'agression de la climatisation, en tout cas. Héléna avait pris froid dès le premier jour. Couplé à son traitement préventif contre la malaria, elle avait été vraiment patraque pendant plusieurs jours. Mais elle avait tenu bon et n'avait pas manqué un seul jour de travail.

     Les coopérants étaient adorables avec elle : ils lui amenaient du thé, du miel ainsi que de la pharmacopée locale qu'elle avait réclamée, tout en l'avertissant de se méfier de ces produits inconnus. Héléna avait eu envie de rire : les produits n'étaient pas inconnus du tout, c'étaient des herbes utilisées par les Chinois depuis des siècles. Les occidentaux en général n'y connaissaient rien, voilà tout. Elle s'était intéressée au sujet des années avant et avait quelques connaissances à la fois sur la médecine chinoise et sur la médecine ayurvédique. Ce n'était pas parce qu’elles étaient asiatiques qu'il fallait les mépriser.

     Héléna s’installa à son bureau. Elle était la première arrivée, comme toujours. Elle avait l’habitude d’arriver tôt et finir tôt. Sous les tropiques, il faisait nuit noire à dix-huit heures et Héléna préférait être rentrée à cette heure-là. Les transports en commun, ou marcher seule dans la rue, ne lui plaisaient guère quand il faisait nuit. Elle avait appris à hurler « au secours » en malais: "tolong !". Mais elle espérait fermement ne jamais avoir à s'en servir.

     Elle alluma l'ordinateur et revit mentalement ce qu'elle devait faire aujourd'hui. Pas grand-chose, à moins d'un ajout de dernière minute. Fohl avait un don pour ça, ce qui rendait les garçons fous furieux. En outre, il semblait incapable d’exprimer poliment ses demandes. Il balançait ses ordres d'un ton sec. Il ne fallait pas être susceptible quand on avait affaire à lui, mais Héléna ne s'en formalisait pas. Fohl était comme il était, voilà tout, et s'il ne disait que rarement bonjour aux garçons, il était plus courtois avec elle. La chance d'être une fille. Ou alors la chance d'être une fille qui faisait sérieusement son travail, plus probablement.

     Parce que, franchement, les garçons constituaient un trio de fainéants...

     Héléna avait commencé à taper sur le clavier quand la porte s'ouvrit à la volée. Fohl entra d'un pas vif. Il s'apprêtait à poser un dossier sur le bureau de Léo quand il la vit. Il se figea sous l’effet de la surprise.

     — Bonjour, monsieur Fohl.

     — Mademoiselle.

     Après un instant d'embarras, il dit nerveusement:

     — Navré d'être entré comme ça. Je croyais qu'il n'y avait personne.

     — Cela ne fait rien.

     — Vous êtes matinale aujourd'hui.

     — Je suis matinale tous les matins, monsieur, dit-elle avec un demi-sourire, songeant que s'il s'intéressait un peu plus à ses subordonnés, il l'aurait déjà remarqué.

     Il eut une contraction du visage, comme s'il avait lu dans ses pensées. Il dit alors froidement :

     — Bonne journée.

     Et il disparut. Héléna leva les yeux au ciel.

     Le trio fit une entrée groupée à neuf heures et deux minutes.

     — Héléna, gronda Gabriel, arrête d'être à l'heure ! De quoi on a l'air, à côté de toi ?

     — De ce que vous êtes ! répliqua-t-elle en riant.

     — On va boire un verre ce soir. Tu viens ? demanda Léo.

     — Merci pour l'invitation, mais non. Pas en semaine, ou demain je serai une loque.

     La raison était valable. Il y avait aussi sa volonté d'éviter la nuit. Et aussi, sans qu'elle ne l'avoue jamais, la volonté de ne pas trop fréquenter les trois garçons. Ils étaient sympas, mais Léo et Thibaut commençaient à jouer les coqs autour de la seule poule, et Héléna ne voulait pas que l'ambiance se dégrade. Elle n'avait pas la moindre intention de flirter ou de se mettre en couple, avec aucun d'entre eux, ni avec personne d'ailleurs.

     Elle était là pour profiter de son expérience de volontaire internationale. Cela ferait bien sur son CV, elle voyageait en étant payée, elle pouvait voir autre chose que sa ville natale. C'était déjà très bien, et c'était suffisant. Dans six mois, elle rentrerait et fermerait la parenthèse exotique.

     Thibaut et Gabriel discutaient âprement de football, quand Fohl fit une nouvelle apparition brutale, sans frapper comme à son habitude. Ça ne lui coûterait pas grand-chose de le faire, pensa Héléna avec agacement. Il tendit une grosse enveloppe.

     — Il faut que ça parte aujourd'hui au courrier.

     Thibaut tendit la main et prit l'enveloppe sans commentaire. Fohl le foudroya du regard.

     — Monsieur Déon, savez-vous que votre rapport d'hier était truffé de fautes ?

     — Fautes de frappe ? Fautes d'orthographe ? Fautes de grammaire ? s'enquit Thibaut avec une indifférence railleuse.

     Héléna pensa fugacement que Thibaut avait tort de réagir ainsi, car c’était son travail après tout. Fohl explosa sans retenue.

     — Les trois ! Vous avez tous les outils pour corriger sur l'ordinateur, bon sang ! Vous pouvez vous en servir, vous n'êtes pas débile à ce point ! Alors faites-le !

     Il sortit en claquant la porte. Les coopérants restaient silencieux, heurtés par ces paroles. Thibaut avait l'air malade.

     Héléna, en colère à son tour, se leva. Certes les garçons n’étaient pas au standard des exigences de Fohl, mais ils avaient des qualités humaines contrairement à lui. Elle détestait les voir humiliés.

     — Mais quel abruti, ce Fohl, dit-elle à mi-voix.

     Elle eut envie d’une petite revanche. Elle prit l'enveloppe urgente des mains de Thibaut et la plaça dans un tiroir, en bas de la bibliothèque.

     — Un courrier urgent ? Quel courrier urgent ?

Les ambassades sont remplies d'espions (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant