Transition

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À cette époque terminer sa vie entouré de ses enfants n'était plus une perspective d'avenir envisageable. Du moins pour les plus conscients d'entre nous. Nos grands parents l'avaient vécu, nos parents l'espéraient encore, mais nous, nous savions que nous allions mourir seuls. Il en était dorénavant ainsi. Les règles du jeu avaient changé. Il n'était plus question de créer sa propre famille. Car nous nous devions de rompre le cycle. Pour le bien de l'humanité.

Notre propre espérance de vie avait déjà énormément chuté. La température sur le thermomètre ne cessait d'augmenter. Bien plus rapidement que notre capacité à nous adapter. Les réserves diminuaient. Les étés devenaient de plus en plus irrespirables. La nature se déchaînait. Et de nouvelles maladies apparaissaient.
Notre espèce avait atteint son pic d'évolution et se battait contre elle-même. Les êtres humains se multipliaient à la manière d'un virus incapable de se contrôler et n'avaient toujours pas compris que seul leur déclin pourrait les sauver. Ils avaient épuisé leur environnement et devraient bientôt se bouffer entre eux.
Face a ce constat, plusieurs d'entre nous prirent la décision d'arrêter le massacre. Et de stopper toute reproduction. Pour que l'espèce survive ou tout simplement pour ne pas fournir plus de chair à la tuerie de masse qui arrivait à grand pas.
Nous nous sommes sacrifiés. Pour qu'un petit noyau puisse survivre.

Au départ nous sommes passés pour des illuminés. L'être humain se devait de trouver une solution pour continuer à exister, à enfanter, à vivre cette vie égoïste dont il rêvait tant. Il trouverait. Alors que tous les voyants nous montraient que nous étions en train de décliner, que la masse souffrait plus qu'elle ne vivait. Beaucoup pensaient encore que ça ne les toucherait pas. Qu'un miracle arriverait. Ils pensaient aussi sûrement pouvoir sacrifier les plus pauvres et moins privilégiés.
Puis quand les éléments se sont déchaînés de plus en plus vite et de plus en plus prêts, que la mort et la souffrance ne touchait plus seulement les plus éloignés, même les plus réfractaires se firent une raison. Dorénavant plus personne n'était épargné. Il fallait réduire notre population. Car la nature avait déjà commencé à s'en occuper.
Et sans faire le tri.
Alors pour la première fois dans l'histoire de l'humanité la conscience de beaucoup d'entre nous prit le dessus sur son instinct. Nous devions tout arrêter.

Même si cela peut paraître difficile à comprendre pour vous, il faut savoir que ce fût un choix déchirant pour la plupart d'entre nous. Nous n'étions pas capables d'imaginer une vie sans descendance. Nous avions été élevés dans l'idée que nous devions créer notre famille. Que nous allions l'aimer, la chérir. Que la vie n'avait pas de saveur sans enfants. Et que tout ce que nous faisions nous le faisions pour le transmettre. C'était un projet pour lequel nous avions été préparés depuis toujours. Quelque chose d'immuable, marqué dans notre chair au fer rouge. Ce pourquoi nous étions sur terre, un besoin ancré en nous depuis la nuit des temps : nous reproduire.
En faisant ce choix, plus qu'a un besoin d'amour ou de transmission, nous renoncions à notre propre nature. Nous trahissions nos gênes. Ainsi nous renoncions au bonheur car nous n'avions pas le choix tout simplement.

Mais comment continuer alors que le dessein d'une vie heureuse s'enfuyait ? Comment trouver la forcer d'avancer sans but ? Pourquoi travailler, pourquoi vivre alors qu'il n'y avait plus d'espoir ? Et pourquoi ne pas tout arrêter maintenant alors ? Pour ma part, l'amour de mes proches m'en empêchait. Et puis comme pour beaucoup la vie était encore belle. J'étais persuadée que j'avais encore de beaux souvenirs à me créer.

Alors il a fallu tout réinventer, revoir tous nos projets.
Trouver de nouvelles raisons de continuer, de nouvelles choses à vivre pour ne pas sombrer.
Nous étions de plus en plus à rejoindre cette cause. Certains avaient vécu le jugement, l'incompréhension avant de retrouver enfin certains de leurs semblables.
Petit à petit nous nous sommes réunis, nous qui ne menions pas la même vie que les autres. Nous qui pensions différemment et qui vivions hors des cases. Et nous avons vécu entre nous. Vraiment. Sans but, sans projet. Mais avec beaucoup plus d'intensité. Nous continuions à peine à participer à la société. Nous n'avions plus cœur à bâtir un monde auquel nous ne croyions plus. Et il était déjà trop tard pour penser que nous pouvions le changer. Notre seul but était d'oublier qu'il n'y avait plus de futur ; que tout ce qui se passait à l'extérieur de notre petite bulle n'était qu'une mascarade dont ne nous voulions pas faire parti. Alors le temps d'un verre, d'une musique, d'un sourire ou d'une nuit nous stoppions le cour du sablier.
C'était une époque étrange. Nous étions partagés entre désespoir et insouciance. Nous faisions la fête, tout en évitant soigneusement de voir que tout s'écroulait autour. C'était une douce vie, nous étions entre nous, à s'aimer les uns les autres bêtement, sans conditions. Nous nous étions trouvés. Il n'y avait plus de différence, nous étions tous unis dans le même combat. Tous unis dans le seul but d'oublier que le futur n'existait plus.
Nous avions trouvé en cette communauté un refuge, un moyen d'échapper à une vérité trop difficile à supporter. Et cela nous permis d'avancer, de ne pas nous écrouler, épaulés par les souvenirs de ces moments heureux. Nous vivions notre bonheur parfait, sans règles, sans contraintes, sans peur, les œillères bien ajustées.
Et c'est ainsi que tous ensemble, nous avons oublié que dehors la fureur des dieux grondait.

textes 2Where stories live. Discover now