Les ombres du soleil

3 0 0
                                        


De sa main libre, elle attrapa le plateau calé sous son bras et le fit grimper au dessus de ses phalanges. Elle prit le verre que le barman venait de remplir et l'y déposa - une petite grimace se forma sur son visage lorsque les vapeurs d'alcool arrivèrent à ses narines. Elle détestait cette odeur.
Dans un léger sursaut elle souleva les talons et se hissa sur la pointe des pieds. Puis d'un mouvement de tête, entraîna le reste de son corps à se tourner vers la salle remplie de clients assoiffés.
À présent, seule sa mission comptait. Elle capta du regard la table à atteindre et n'eut bientôt d'yeux que pour le client qui y était assis. À la manière d'une ballerine elle se faufila à travers les corps trop occupés à discuter pour lui frayer un chemin. La jeune femme fixa sa proie, déterminée à accomplir sa futile mission comme si sa vie en dépendait.

Il y avait bientôt deux années qu'elle avait accepté ce travail peu gratifiant, et avait finalement appris à l'aimer. Il lui permettait de se contenter de victoires sans intérêt mais victoires tout de même, de se contenter de ces petits défis du quotidien qui lui permettaient d'avancer dans la vie sans trébucher. Elle se sentait utile.
Sa mission du moment : servir ce client le plus efficacement possible. Et elle la réussirait. Elle en faisait sûrement trop, personne ne prenait tant à cœur ces tâches ingrates, mais les regards bienveillants qu'elle recevait parfois en retour suffisaient à son bonheur. Elle n'en demandait pas plus. Cela faisait bien longtemps qu'elle avait abandonné les missions à hauts risques, les sauvetages et les batailles épuisantes. À seulement vingt ans elle avait déjà bien trop donné.

Charlie avait appris à ne jamais compter que sur elle-même. D'aussi loin qu'elle se souvienne elle avait toujours été seule et ne connaissait pas la vraie signification du mot famille. Bien qu'elle ait appris à force de rencontres et de discussions ce que cela faisait d'en avoir une, elle, n'avait jamais connu ce sentiment d'être aimée sans condition, d'être soutenue ou aidée. Bien-sûr de réels amis avaient traversé sa vie, ils auraient peut-être même pu l'aider parfois si toutefois elle avait appris à demander. Mais ils avaient tous fini par disparaître lentement, comme le vent emporte les feuilles de l'été en automne.
Depuis toujours elle avait dû apprendre à survivre seule au sein de la dernière ville peuplée de Terre. Cette ville qui avaient connu de géantes vagues d'immigration au moment du chaos et qui avait dû faire le tri, à grands coups de massacres et d'hécatombes. Cette ville qui ne connaissait que trop bien la terreur, la faim et le feu. Alors quand elle avait grandi sans avoir eu la chance de passer par la case études, mais en ayant eu la chance d'être toujours en vie, elle avait laissé les métiers nobles aux plus optimistes et avait opté pour la solution de facilité. Elle qui avait surmonté tant d'épreuves n'avait plus la force de se battre. Elle avait appris à comprendre comment elle fonctionnait, à effacer le passé ou à s'y accommoder. Alors depuis qu'elle avait trouvé son équilibre, elle s'évertuait a garder ce petit bonheur sans envergure mais qui lui convenait parfaitement. Après tout, elle avait le droit à une vie ordinaire, ordinairement attribuée aux gens ordinaires. Qu'il y'avait-il de mal à être quelqu'un d'ordinaire ? Les gens ordinaires avaient toujours eu l'air plus heureux à ses yeux. Ils ne se préoccupaient pas de ce qu'il se passait autour et n'anticipaient pas les futurs dangers. Ils se contentaient d'avancer sans se poser de questions. Et même si l'aventure lui manquait parfois, elle ne se le serait avoué pour rien au monde.

Alors qu'elle traversait la salle d'un pas assuré, sa cible se sentant certainement épiée fini par relever les yeux. Le moment était alors arrivé de sortir le grand jeu. Elle lui décrocha son plus beau sourire. Celui à la fois franc et ingénu qui disait "l'adorable petite serveuse donne de tout son être pour votre satisfaction, votre bonheur sera le sien". Mais ce client dénotait. Étrangement, il ne sembla pas tomber dans le piège, au lieu de succomber à son manège habituel, il paru amusé par l'exagération que dégageait son attitude et tenta même de cacher un sourire moqueur. Un peu décontenancée - elle n'avait pas pour habitude pour qu'on lui résiste - elle ne se laissa pas démonter pour autant et se concentra sur les autres tables, en prévision des futures tâches. Elle organisa dans sa tête la suite de son service. Mademoiselle n'avait pas remarqué l'affront, mademoiselle n'avait pas le temps de jouer. Ou plutôt elle ne prenait le temps que lorsqu'elle se savait gagnante d'avance. Celui-ci allait être plus difficile à convaincre. Elle allait peut-être devoir le faire parler, faire l'effort de s'intéresser à sa personne. Elle rirait alors à ses blagues et finirait par le séduire. Comme tous les autres.
Et puis quelle importance finalement s'il ne marchait pas, le reste du monde marchait lui. Elle le savait, toute la salle la regardait, incapable de résister à un petit coup d'œil furtif dans sa direction, envoûtée par cette bête curieuse. Elle s'en était accommodé, elle attirait les regards. Elle aimait penser que c'était malgré elle, feignait l'indifférence, mais au fond elle en jouait et se donnait la satisfaction d'avoir au moins ça à son actif. Un peu d'attention. Elle ajoutait cela à ses petites victoires personnelles débiles. Malgré sa vie misérable et le peu d'estime qu'elle avait de sa propre personne, elle imprégnait tout de même son souvenir derrière chaque paupière. Elle avait appris à jouer de sa grâce, de son corps élancé, et de son menton dessiné pour devenir la star d'un instant. Et oublier qu'elle n'accomplissait rien de concret.
Mais arrivée à hauteur de cible, elle fut bien obligée de recroiser le regard du client peu dupe, et dû revenir à la réalité. Cela ne marchait pas à chaque fois. Elle appuya alors son sourire qu'elle voulait le plus sincère possible afin de l'amadouer. Malgré tout, il était sincère ce sourire, même si parfois joué, elle était réellement ravie de donner un instant de gentillesse, de bienveillance à ses clients qui, elle le savait, connaissaient des vies bien difficiles eux aussi. Si elle pouvait les aider à sortir de ce café le cœur un peu plus rempli, les faire oublier un instant que la mort approchait à grands pas, elle avait alors réussi sa journée. Elle s'imaginait même qu'ils rendraient peut-être à leur tour ce sourire à un passant, et que le monde se porterait peut-être un peu mieux.
- votre whisky glace monsieur.
Mais son jeu d'actrice - et ses espoirs vains sur le possible sauvetage de ses semblables - terminés, ses inquiétudes se confirmèrent. Contrairement à la majorité de son public beaucoup trop impressionné pour oser l'aborder, le client déposa sa main sur son poignet. Il n'était pas tombé dans le panneau.
- comment vous appelez-vous mademoiselle ?
Elle comprit alors instantanément. Dans sa façon de s'exprimer, dans son regard insistant, dans la détermination qu'elle pouvait lire au fond de ses yeux, elle comprit. Il l'avait démasquée, Il l'avait reconnue. Il avait lu en elle, aussi vite, qu'il fut si long de se dresser cette armure. Le stresse commença à envahir son ventre.
Elle s'éclaircit la gorge pour se donner un peu de courage et tenter de ne pas montrer qu'il l'avait perturbée en une seule petite question, en un seul regard, en un seul geste.
- je m'appelle Charlie.
Ses yeux naviguaient sur le visage de l'inconnu. Il paraissait doux et sans réelles mauvaises intentions mais parfois son sixième sens la trompait. Enfin elle s'était toujours dis que cela pouvait arriver, même si à vrai dire sa première impression ne l'avait jamais trahie. Pour se donner de l'assurance elle ajouta :
- et vous ?
Mais il ne répondit pas. Déterminé à atteindre son objectif il lui posa une seconde question. Bien qu'elle sembla anodine, Charlie savait qu'elle ne l'était pas.
- et d'où venez-vous Charlie ?
Le stresse grimpa dans son cou puis dans ses tempes, malgré tout, elle réussi à répondre tout en gardant son sourire.
- je ne comprends pas votre question, je viens d'ici monsieur, comme tout le monde.
Elle ponctua sa réponse par un clignement de cil, priant pour qu'il arrête son investigation, mais elle savait. Elle avait été percée à jour.

textes 2Where stories live. Discover now