17 - En un battement.

1K 45 24
                                    


Petit conseil : la musique en média est à écouter en boucle et sans modération 🫶


—————————————————


-          Bonjour Martine !


Je salue tout de suite la secrétaire de mon père en sortant de l'ascenseur, avant même de l'apercevoir. Je sais qu'elle est toujours au même endroit, fidèle à ce poste depuis près de 25 ans maintenant, à l'entrée de l'étage du bureau du PDG du bâtiment dans lequel je me trouve. Je ne suis rentrée à Nice que pour quelques jours et, si j'ai pu constater ces dernières semaines que mes cours me prennent déjà énormément de temps, je crains que les choses ne s'arrangent pas avec la reprise de la saison de Formula qui risque de fortement empiéter sur mon temps personnel. On m'a transmis mon planning définitif des prochains mois auprès de la Red Bull Junior Team afin que je puisse m'organiser entre les week-ends de course et les cours obligatoires de l'université qui, même si elle a accepté un aménagement de mon emploi du temps, ne me dispense pas du programme habituel. Les quatre heures de vol qui me séparent de ma ville de naissance ne risquent donc pas d'être faciles à glisser dans ce planning chargé avant plusieurs semaines, au moins le temps que je prenne mes marques. C'est pourquoi j'ai décidé d'utiliser ces quelques jours de repos au retour des essais de Barheïn pour faire escale sur la Côte d'Azur afin de profiter de la compagnie de mon papa. Je ne l'ai pas revu depuis la semaine de Noël que nous avons passée ensemble le mois dernier et qui s'est avérée plus compliquée que prévue. Mes grands-parents paternels ont en effet fait le voyage depuis l'Espagne pour passer les fêtes de fin d'année avec nous et je dois dire que rien ne m'avait préparé à faire face à la déception de ma grand-mère quand elle a compris que Lando ne se joindrait pas à nous cette année. Elle a toujours adoré le britannique depuis que je l'ai ramené chez eux lors de l'été de nos dix ans et je pense qu'elle ne s'attendait pas à ce que nous venions à cesser de nous parler. Il est selon elle « un très bon parti » que je ne dois pas laisser filer et ses remarques incessantes tout au long de la semaine ont eu raison des dernières bribes de bonne humeur qui se faisaient pourtant rares en cette période de fêtes. Je ne me souviens même plus de la dernière fois que je n'ai pas passé ces instants joyeux aux côtés de celui que l'on qualifiait de mon âme jumelle et le manque de ce lien a été plus abrasif que jamais pour mon cœur déjà en miettes. Ma semaine de vacances s'est terminée en apothéose avec un léger accident de voiture dont je préfère occulter l'existence et je me suis depuis plongée à corps perdu dans les cours de l'université afin d'anesthésier ces pensées parasites qui m'empêchent d'avancer.

Je me dirige automatiquement vers la porte au fond de l'open space en sortant de l'ascenseur, sachant exactement le nombre de pas qui me séparent de la porte vitrée tant j'ai parcouru ces quelques mètres étant plus jeune. Lorsque j'étais encore au collège puis au lycée, j'avais pris l'habitude de venir retrouver mon père à son travail chaque jour où il se trouvait en ville. Je m'installais en silence dans un coin de la pièce, sur un petit bureau en bois qu'il avait fait installer pour moi, attendant qu'il finisse ses réunions. Il avait même demandé au service technique de l'entreprise de fixer un panneau de liège au-dessus du meuble pour que je puisse épingler toutes les photos ou idées que je voulais. Les années passant, on ne pouvait désormais même plus apercevoir les montants du cadre tant il croulait sous les souvenirs que j'y avais accroché, mais je n'avais pas encore eu le cœur de trier tout cela. J'avais toujours énormément apprécié de passer du temps dans les locaux de l'entreprise de mon père, il n'était certes pas toujours très disponible en raison de ses obligations professionnelles, mais j'aimais particulièrement l'ambiance de productivité et de sérénité qui régnait ici. Je connaissais une bonne partie des employés du bâtiment, certains m'ayant vu grandir et ayant été témoin de nombreuses étapes de ma vie. Une partie d'entre eux était même devenue plus que des employés de mon père et m'avaient permis de grandir sereinement après le départ de ma génitrice. Martine en particulier avait été un soutien indispensable, prenant soin de me partager toutes les astuces qu'elle n'avait jamais pu transmettre aux filles qu'elle aurait voulu avoir, sans malheureusement le pouvoir. Elle avait été la première à me serrer dans ses bras quand j'étais venue dans les locaux le lendemain du départ de ma mère. Elle était celle qui m'avait appris une recette de cookies incroyables. Celle qui avait séché mes larmes lors de ma première peine de cœur à 13 ans. Et plus que tout, je l'admirais pour son dévouement à mon paternel et cette entreprise depuis toutes ces années. Elle apportait une touche de joie même dans les jours les plus sombres. C'est pour cela que je suis surprise de ne pas la trouver derrière son bureau en chêne verni en arrivant au septième étage. Une tasse de thé qui semble maintenant froid repose à côté d'une pile de dossier, mais la secrétaire n'est pas assise sur le fauteuil qui a roulé un peu plus loin, semblant avoir été repoussé avec peu de précaution. Sa veste en laine habituelle repose encore sur le porte-manteau et son ordinateur est allumé, signe qu'elle doit être à proximité car elle ne laisse jamais rien trainer sans surveillance. Je tourne mon regard vers la gauche pour observer l'open space et tenter de repérer la soixantenaire. C'est alors que je vois l'agitation qui semble secouer le fond de l'étage. En même temps que mes pensées tentent de s'organiser autour de ce que je regarde, je perçois enfin le brouhaha inhabituel qui empli l'espace. Des bips incessants viennent troubler la paix familière à ce lieu en même temps que des ordres sont scandés à quelques mètres de moi. Je ne comprends pas ce qu'il se passe. Pourquoi les employés sont-ils tous rassemblés vers le fond de l'étage ? Quels sont ces bruits qui troublent le calme habituel ? Sans que je n'en ai vraiment conscience, mes pas me mènent auprès de l'attroupement. Et je les vois. Les pompiers s'affairent autour d'un homme, allongé à même le sol, inconscient. Ils lui font un massage cardiaque pendant qu'un infirmer du SAMU se sert d'un tube planté dans son bar pour injecter des médicaments au pauvre homme. J'ai déjà vu ce genre de scène. A la télévision bien sûr, mais aussi à l'hôpital lors de certains stages obligatoires au cours de ma formation. Cela a toujours été des instants choquants mais je crois que rien ne pouvait me préparer au tableau qui se dresse devant moi en cet instant. Car cette fois-ci, je n'assiste pas à la tentative de réanimation d'un pauvre citoyen, mais à celle de mon père. Pilier de mon existence et seule véritable constante de ma vie. C'est lui qui est allongé sur ce sol froid, livide, pendant que les pompiers se relayent pour appuyer leurs paumes sur sa cage thoracique. Je vois ses côtes s'enfoncer au rythme de leurs mouvements, pompant le sang au niveau de son cœur pour le propulser vers ses organes, mais le tracé sur le défibrillateur qui a été mis en place reste plat. La machine continue de débiter ses instructions d'une voix robotique – « choc électrique non recommandé, continuez la réanimation cardio-pulmonaire » – tandis que toutes les personnes présentes semblent retenir leur souffle.


Comme une étincelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant