Mardi matin, en approchant de la station, je croisai une femme qui me reconnut et me salua en m'appelant « capitaine Bosco ». Elle fut interpelée à ma station quelques jours plus tôt à cause d'une bagarre avec sa voisine. Elle avait la voix cassée, et un maquillage plutôt épais.
'' Je vous ai aperçu hier matin chez l'honorable Kiyungu, mon capitaine. Mais puisqu'il était interdit d'approcher la grille de la résidence, je n'avais pu vous saluer, '' me dit-elle, débordante d'amabilité.
'' Je suis ravi de vous revoir, Madame... ''
'' Wivine, '' acheva-t-elle ma phrase. '' Comment avez-vous déjà oublié mon prénom ? '' s'offusqua-t-elle, en gardant le sourire.
'' Comment vous portez-vous madame Wivine ? '' lui demandai-je, d'une gentillesse tentant d'égaler son enthousiasme.
'' Je suis triste. Tout le monde est encore sous le choc de l'incident d'hier. ''
'' Trois policiers partis... ''
'' J'avais beaucoup prié afin que Kadogo survive, lorsqu'ils l'emmenèrent à l'hôpital. Quel dommage! ''
'' Connaissiez-vous bien les victimes ? ''
'' Rappelez-vous que j'habite à une rue de chez le sénateur, mon capitaine. J'ai l'impression que vous ne vous souvenez pas de moi. ''
'' Je me souviens parfaitement de vous, Madame Wivine. La dispute autour de la conduite d'eau qui avait explosé il y a quelques jours, n'est-ce pas ? ''
'' Mais pas du tout ! '' s'exclama-t-elle, en rigolant. '' C'était plutôt un conflit de limite parcellaire avec l'ONG de mon avenue. ''
'' Veuillez me pardonner. Ça me revient à présent. Vous étiez accompagnée de votre frère, étudiant en droit, c'est bien cela ? ''
'' Effectivement. Nous avions beaucoup apprécié votre professionnalisme, et je vous en avais personnellement complimenté. ''
'' Je m'en rappelle très bien maintenant. Le fils du sénateur Kiyungu était même intervenu en votre faveur, je me souviens. ''
'' Exactement. Je connais bien la famille... ''
'' Tout s'explique alors. Mais dites-moi, les victimes travaillaient depuis plusieurs années chez le sénateur, j'aurais appris. ''
'' Oui, à l'exception de Kadogo qui n'était arrivé que récemment. Ils étaient courtois envers moi parce qu'Evelyne Kiyungu, la fille du sénateur, et moi sommes amies, '' expliqua-t-elle. '' Pauvre Kadogo, '' dit-elle, émue.
'' Les échanges de tirs avaient dû alarmé tous les voisins, je suppose. ''
'' Nous n'avons entendu qu'un seul coup de feu, mon capitaine. ''
'' Vous, peut-être, mais il y aurait eu pas moins de cinq coups tirés cette nuit-là. ''
'' Tout le monde n'a entendu qu'un seul coup de feu. Tous les voisins avec qui j'ai parlé, en tout cas. ''
'' Si vous le dites, '' répondis-je, stupéfait. '' Les meilleurs enquêteurs de la ville sont sur l'affaire, alors vous pouvez être sûre qu'on finira par mettre la main sur les coupables. ''
En me séparant de Wivine, je tombai sur Bijou, la caporale, qui semblait m'attendre près de l'entrée de la cour du poste. Elle me fit un rapport verbal du déroulement du service de nuit et, indiscrètement, me mit en garde contre Wivine. '' Selon ce qu'il se dit, madame Wivine ne sait que courir après les riches hommes mariés du quartier, '' me prévint-elle. La caporale me recommanda vivement d'éviter d'être vu en compagnie de la charmante voisine du Sénateur, autant que possible. Je lui demandai alors si elle connaissait au moins l'un des policiers tués. Elle me répondit que non. C'était là pourtant trois personnes dont la réputation m'aurait intéressé. Je n'étais pas préoccupé par l'affaire de l'attaque chez le sénateur mais il me fallait en savoir un maximum, étant donné que c'était un incident grave survenu dans ma juridiction. En effet, ce type de situation peut prendre des tournures inattendues et conduire à des sanctions imprévues, lorsque l'on n'est pas très attentif. J'en avais été mis à l'écart par ma hiérarchie mais je devais tout de même faire ma part, c'est-à-dire rester au courant de l'avancement de l'enquête, dans mon propre intérêt.
Les enquêteurs de l'Inspection Provinciale débarquèrent autour de dix heures. Je rencontrai l'enquêteur en charge de la mission pour un entretien de formalité. Nous convînmes qu'il me transmette des éléments me permettant de rédiger le rapport de ma station sur l'attaque. Il sollicita l'appui de deux de mes hommes. Je lui affectai un de mes OPJ, et l'agent Malik.
Mon adjoint, le lieutenant Jean Pierre Kazamuadi, et était le plus compétent de mes hommes. Isolés dans mon bureau en début d'après-midi, je lui demandai discrètement son avis sur l'incident survenu chez le sénateur.
'' Je trouve assez curieux que des brigands, qui avaient réussi à neutraliser trois gardes armés, n'aient pas su pénétrer dans la villa du sénateur à cause d'une serrure ordinaire qu'ils n'auraient pas réussi à forcer, et d'une alarme dont ils connaissaient sans doute l'existence, '' me répondit-il.
'' Je t'écoute, '' répliquai-je, intéressé.
'' Comme par hasard, l'arme du policier décédé à l'hôpital n'a pas encore été retrouvée. ''
'' D'où tiens-tu cette info ? '' lui demandai-je, surpris.
'' Il y avait un cousin à Madrid parmi les soldats qui accompagnaient le colonel Kams... ''
'' Le troisième policier est mort dans le véhicule des militaires ou bien à l'hôpital ? '' lui demandai-je.
'' Ce sont les médecins qui l'ont déclaré mort, pas les militaires, '' dit-il, énigmatique.
'' Que s'est-il réellement passé, à ton avis ? ''
'' Les assaillants en voulaient visiblement aux gardes plus qu'au sénateur. La sentinelle, un civil, n'avait pas travaillé cette nuit-là, et les chiens restèrent enfermés toute la nuit pour cette raison. ''
'' Madrid t'a raconté tout ça ? ''
'' Non. Hier soir, j'ai discrètement interrogé quelques personnes voisines de la résidence. ''
'' Tu n'aurais pourtant pas dû. Ce n'est pas notre affaire, Kazo. ''
'' Je sais, Chef. J'étais juste un peu curieux de comprendre. ''
'' Les conclusions de l'enquête de l'inspection provinciale sont tout ce qu'il importe de comprendre. Je veux que tu donnes clairement cette instruction à chacun de nos hommes. Aucune initiative personnelle concernant cette affaire, '' lui ordonnai-je.
'' A vos ordres, Chef. ''
'' Aussi, garde-toi de faire part à quiconque d'autre de ton opinion sur l'incident ; conseil d'ami. ''
Kazamuadi avait l'ignoble défaut de se croire beaucoup plus intelligent que la plupart des gens, et cela l'empêchait souvent de reconnaître ses nombreuses erreurs. C'était l'une des rares choses que je pouvais vraiment lui reprocher. Il venait de m'apporter des informations corroborant à peu près ce que je présumais déjà : le sénateur et sa famille n'étaient pas la cible de ces assaillants. La télésurveillance fut en panne, les chiens restèrent enfermés dans leur niche toute la nuit, et la sentinelle civile de nuit déserta son poste. Cela me parut trop pour n'être qu'un lot de coïncidences.
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Capitaine MASAKI, Un paradis aux âmes mal nées
Mistério / SuspenseAu lendemain de l'assassinat de trois policiers à la résidence d'un sénateur influent, le capitaine Masaki, de retour d'un long congé, se réjouit de se voir écarté par sa hiérarchie de l'affaire, dont ni les coupables ni les victimes n'intéressent l...