Le Nouveau Monde

Chapitre 2

En quittant la Mentora, le vent sembla vouloir se joindre à Gerbe Glacée et fouetta violement le pelage d'Ecume des Jours et de Goutte des Roseaux. Les deux félins s'assirent devant l'entrée, dépités, sans un autre bruit que le frottement de leurs coussinets sur la terre meuble.

-Je suis désolé, Ecume des Jours... soupira Goutte des Roseaux, la voix rauque.

Mais aucune réponse ne vint. La jeune mère était tout aussi furieuse que dévastée : elle n'en revenait toujours pas, à vrai dire. Goutte des Roseaux lui avait toujours paru être un Novice doué et intelligent : voilà une Lune qu'elle l'abandonnait à la Mentora et à peine celle-ci fut-elle terminée qu'on la convoquait déjà pour lui dire que son fils n'était pas à la hauteur de leurs attentes.

Cette pensée lui fit sortir les griffes, qu'elle plongea avec colère dans l'herbe douce. Depuis quand avaient-ils des critères ?! La Félination des Sources avait toujours été la plus commode, la plus douce des Douze. Sa Mentora était réputée pour former tous les Novices, qu'importe de leurs capacités ou handicaps. Enfin, que pouvait bien faire un Félin s'il ne pouvait être formé dans aucun domaine ?!

-Rentre à la tanière, lui ordonna finalement Ecume des Jours. On m'attend, j'ai encore du travail.

Le jeune mâle baissa la tête et s'en alla queue basse, attristé d'avoir déçu sa mère. Elle qui l'avait élevé seule, depuis la mort du père au combat. Il avait été autrefois l'un des Félins les plus puissants de la Félination des Sources : ses exploits étaient connu de tous. A lui seul, il avait repoussé plus d'un renard, et avait eu la charge de mener les armées contre quelques blaireaux.

Ecume des Jours s'étira longuement, les membres endoloris, et remonta le sentier débroussaillé. Les Félins s'accaparaient sur la place, débordant d'agitation. La jeune femelle aperçut des petits groupes et tâcha de faire le tour pour éviter de les frôler : les autres Félinations, qui amenaient sûrement des Novices. En effet, il arrivait souvent que des apprentis veuillent faire leur apprentissage dans plusieurs des écoles, pour apprendre les cultures et manières de chacun des territoires.

Ecume des Jours repéra un groupe de Félins roux, dont le regard haineux perçait qui les approchait de trop près. La Félination Ecarlate, cracha-t-elle en son fort intérieur. Tous aussi arrogants et hautains les uns que les autres. Elle croisa également des Brises et des Bercées, eux plus calmes et plus chaleureux. Les Novices qui débarquaient ici venaient souvent pour apprendre la pêche et la nage ; étant les principales matières enseignées dans la Mentora des Sources, elles étaient très convoitées par les autres Félinations.

Au début, les Dominants s'inquiétaient de voir ces jeunes au sein du territoire, de peur d'être espionnés ou qu'ils retournent nos techniques contre nous. Mais au fur et à mesure des saisons, chacun s'est rendu compte qu'il n'y avait rien d'hostile à apprendre et de se côtoyer. Ainsi naquit la fabuleuse coopération entre les Félinations, toutefois comblée de règles très strices. Le Novice qui venait d'un autre territoire se devait de loger à la Mentora, et toute relation amoureuse avec un Félin d'une autre Félination était sanctionnée de bannissement.

Tout comme une déclaration de guerre. Si l'une des Félinations déclarait la guerre à une autre, les onze autres se devaient de la détruire, pour le bien de l'équilibre entre toutes. Et puis, avec le marché international mis en place, personne ne voudrait détruire personne car chacun avait besoin des autres.

"Les 12 dépendent des uns des autres. Ainsi va la Société Féline, et ainsi sera-t-elle pour l'éternité", récita Ecume des Jours en son fort intérieur : la devise des Félinations disait vrai. Cela avait toujours été ainsi.

***

Elle travaillait chez les Cueilleurs, une tanière située plus haut sur la place centrale. Elle craignait la vue du sang et des blessures : alors elle n'avait pu être Guerrière, ni Chasseuse, ni Guérisseuse. A présent, Ecume des Jours passait ses journées à cueillir les herbes de ces derniers.

On lui avait attribué une maigre partie du territoire sauvage des Sources, dont elle avait la responsabilité complète. Son rôle dans la Félination des Sources était bien maigre, mais elle l'acceptait. Elle avait pour but de faire pousser les remèdes, de s'en occuper et une fois poussés, elle les récoltait. Sa journée terminée, elle rapportait son butin à la Médecine, où elle les rangeait soigneusement dans les réserves attitrées. Ainsi devait-elle connaître chacun des noms de ces plantes et savoir comment les entretenir.

Ecume des Jours arriva au pas lent devant la Médecine, les moustaches agitées : Goutte sur le Nénuphar, son supérieur, allait se mettre en rogne s'il ne la voyait pas aux plantations. Elle accéléra donc le rythme et pénétra dans la tanière : battit similairement à la Mentora, on avait simplement omis d'ajouter une salle administrative. Seulement des nids alignés, sur lesquels patientaient des Félins, blessés ou malades. Ecume des Jours vira à droite et descendit dans la cavité souterraine ; elle déboula sur la place, poursuivit son chemin tout droit en tâchant d'ignorer les plaintes et les cris des patients qui résonnaient à travers les détroits de couloirs.

La jeune femelle termina sa course dans une large salle, dans laquelle on avait disposé, en rang, des paires de coupelles de feuilles, des étagères garnies de pierres tranchantes ainsi que des paires de chaussons d'écorce et de feuilles.

Ecume des Jours attrapa ses coupelles, qu'elle plaça sur son dos, puis une pierre qu'elle garda dans sa gueule le temps d'enfiler ses chaussons. Préparée aux champs, elle prit à droite et gravit le col de roche qui remontait jusqu'à une entrée de lumière.