13 - Tristan

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   Je mets un instant avant de saisir ce qu'elle me dit. Puis nous éclatons de rire l'un et l'autre, en même temps. J'avais totalement oublié cette histoire de défi.
- Ça ne compte pas, je proteste. Je te l'ai servi sur un plateau, là. C'est pas juste. Je suis toujours dans la course.
- Alors tu concours hors-catégorie, mais je te préviens, je ne te laisserai pas faire, hein.
   Elle rit encore. Son rire est clair, cristallin et me fait penser à celui qu'avait ma mère. D'un coup, je ne sais pas pourquoi mais je sens mes yeux me picoter et devenir humides. Reprends-toi, Tristan. Sauf qu'une larme parvient à franchir la barrière mentale que j'avais réussi à construire, suivie d'une autre.
   Je vois qu'Emma me regarde, mal à l'aise, ne sachant que faire. Elle tente de poser une main sur mon bras pour la réconforter mais je la repousse, pour finalement changer d'avis et la prendre brusquement dans mes bras.
- Merci, je murmure. Merci d'être là pour moi alors que je ne le mérite pas.
- Tout le monde mérite d'être aimé, Tristan. Même ceux qui font des erreurs. Sauf que tu ne t'en rends pas compte.
   Elle est trop super, cette fille. Je suis en train de pleurer dans ses bras, sur un banc devant le lycée, et c'est même pas bizarre. Pour une fois, je lui montre ma vulnérabilité. Pris d'une soudaine inspiration, je lui demande :
- Ça te dirait de manger dehors aujourd'hui ?
- Je n'ai pas pris d'argent... s'excuse la brune.
- Je ne te parlais pas d'aller manger au McDo ou autre, je pensais plus à genre un pique-nique. (Puis, soudainement taquin, j'ajoute :) Tu es autorisée à sécher les cours, mais juste aujourd'hui.
   Emma sourit, et son sourire doit être magique parce que je souris aussi, de toutes mes dents. J'ai évacué ce que j'avais à évacuer, maintenant ne reste plus que la bonne humeur et le gentil Tristan que j'aime être avec elle. Je remarque à peine que je n'ai quasiment pas fumé mon joint et qu'il est écrasé par terre.
   Je prends Emma par la main et l'entraîne dans la direction opposée du lycée. Nous croisons sa copine Parker, à qui elle fait un signe contrit, signifiant qu'elle ne serait pas là aujourd'hui, et Parker hausse les épaules en retour avec un regard en coin. Je vois pas ce qu'elle insinue. Nope. Du tout. Toujours à faire des regards en coin au lieu de parler, ces filles.
   Le plan est simple : on va chez moi et on se fait des sandwichs. Après, on va au parc pour y passer la journée. Cool, non ? Sur le chemin, je partage ma pomme avec Emma.

****

   Une fois les sandwichs emballés dans du papier alu pour moi et du film alimentaire pour elle - paraît que le papier alu donne le goût de l'alu aux aliments et que c'est dégeu, je n'ai jamais rien senti mais bon -, nous sortons. Le parc est à une demi-heure à pied mais j'ai la flemme de marcher alors je demande à Emma si elle a une carte de bus.
- Non, répond-elle.
- Moi non plus. Bon, c'est pas grave !
- Heu, Tristan... Je ne veux pas frauder ?
- Naaan, on ne va pas frauder, je tente de la convaincre sans grande conviction. On va juste... Disons... Heu, profiter du système de non-contrôle systématique.
   Elle râle un peu mais finit par me suivre à l'arrêt de bus. Lorsque le bus s'arrête devant nous quelques minutes plus tard, j'entraîne Emma vers la sortie à l'arrière pour monter sans être obligés de passer devant le conducteur.
   Beaucoup de stress pour Emma et un peu plus tard dans le temps pour tout le monde, le bus nous dépose juste devant l'entrée principale du parc. Il n'y a pas grand-monde, ce qui est assez sympa quand on veut profiter.
- Dis-moi, je demande. Tu préfères qu'on se mette sur un banc ou dans l'herbe ?
- Heu... hésite Emma avec sa toute petite voix. Je m'en fiche. Toi, tu préfères quoi ?
- Peu m'importe.
- Ah. Il faut que je décide. Rah, je déteste ça.
- Et bah, on n'a qu'à aller nous assoir dans l'herbe sous un arbre ? je propose.
- Parfait.
   Une fois sous un arbre qui ressemble à un chêne - en vrai, je n'en sais rien, je reconnais juste un sapin d'un autre arbre, et encore il y a des subtilités - je sors une nappe de mon sac à dos. Emma me regarde, l'air de se dire "Ouah, je n'y avais pas pensé mais c'est une bonne idée" et m'aide à l'étaler au sol.
   Nous discutons un long moment ; je lui demande si elle est enfant unique.
- Ouais. En fait, mes parents auraient bien voulu deux ou trois enfants mais ils voulaient attendre au moins cinq ans après ma naissance, pour ne pas avoir à galérer avec deux en même temps. Sauf que... (Elle hésite.) Les... circonstances on fait que... Bah, que je suis enfant unique. J'avoue que des fois j'aurais bien aimé avoir des frères ou des sœurs mais en fait, je ne sais pas ce que ça fait, donc ça ne me dérange pas plus que ça. Et toi ? me demande-t-elle brusquement. Tu avais mentionné une petite sœur à la soirée de Justine.
- Clara, oui... Elle n'est pas ma petite sœur biologique mais c'est comme si. On a six ans d'écart, elle est arrivée chez mes parents (à ce moment-là, j'hésite à ajouter "adoptifs" mais je ne le fais pas) deux ans après moi. Je l'ai toujours considérée comme ma sœur. Tu sais, comme Tom Hiddleston et Chris Hemsworth... Ma sœur d'une autre mère.
   La brune rit à la référence.
- Je vois. Tu as faim ?
- Étonnamment, oui ! je m'écrie. Même si j'ai mangé ce matin, ce que je ne fais jamais.
   Nous sortons les sandwichs de nos sacs. Les miens sont un peu écrasés mais toujours mangeables, tandis que ceux d'Emma sont parfaitement conservés. Comment elle a fait ?!
   
Soudain, alors que je suis en train de les déballer, elle plisse son nez dans une expression de dégoût.
- Tu as mis des cornichons ? m'accuse-t-elle.
- Heu... Oui, pourquoi ?
- Ah, quelle horreur ! Comment tu peux manger ça ? Rien que l'odeur, beurk, c'est dégoûtant.
- Tu rigoles ? C'est super bon, ça donne du goût !
- Ah non, je peux pas blairer ça. Regarde, j'ai des frissons partout.
   Nous rions tous les deux. Pour rire, elle fait mine de s'éloigner de moi mais je me mets à genoux et l'attrape par le bras avant d'agiter mon sandwich aux cornichons sous son nez. Emma fait mine de s'évanouir, les bras en croix et la langue sortie.
   Finalement, elle se relève et me force à enlever les cornichons de mon sandwich en les mangeant en premier. Ça ne me dérange pas, elle est joviale, contente et c'est tout ce qui m'importe.
   Elle ne doit pas savoir pourquoi j'aime tellement la voir sourire.

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