15 - Tristan

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Janvier

   Je suis vraiment super attaché à ma sœur adoptive, Clara. Quand elle va mal, je vais mal. Quand elle va bien, je vais bien aussi. Et ça remonte clairement à son arrivée chez Karine et Roger.
   Elle est arrivée il y a quelques années, après une famille à qui elle avait fait la misère. Elle a vraiment une histoire compliquée : père alcoolique et mère absente, entre autres. Un jour, les services sociaux se sont pointés chez elle et... Bah, vous devinez la suite. Elle est partie en foyer contre son gré – parce que malgré tout, elle les aimait –, une famille l'a accueillie, et puis à partir de là elle a tout fait pour qu'ils la renvoient d'où elle venait. Quelques temps plus tard, elle est arrivée ici. Au début, ça ne lui a pas plu non plus. Elle faisait tout son possible pour énerver, exaspérer, rendre fous nos parents adoptifs. Elle voulait juste rentrer chez elle.
   
C'est là que je l'ai prise sous mon aile. C'est une des rares personnes à connaître mon passé, parce que je sentais que c'était nécessaire à son adaptation. Je lui ai tout raconté. Et expliqué que Karine et Roger étaient les personnes les plus gentilles qui lui serait donné de rencontrer dans sa vie, et plus particulièrement dans les familles d'accueil – ouais, j'en savais rien parce que ce sont les seuls parents adoptifs que j'ai eus, mais je suis persuadé de ça. Je lui ai décrit tout ce qu'ils avaient fait pour moi, comment ils m'avaient aidé à me reconstruire sans rien savoir de moi, sans chercher à savoir, simplement en me donnant leur amour. Alors oui, je fais toujours des cauchemars. Oui, je peux parfois être un petit con. Mais sans eux, ça aurait été bien pire et je ne sais pas où je me serais retrouvé. Nulle part, sans doute.
   
À partir du moment où Clara a compris qu'on était là pour elle, ça a plus été pareil. Elle s'est mise à avoir confiance en nous et à nous apprécier.
   Et moi aussi, j'ai confiance en elle : je sais que je peux tout lui raconter, elle n'ira jamais le répéter à personne - bon, sauf peut-être sous la torture mais là, je lui pardonnerais.
   En plus, malgré son jeune âge, elle est de bon conseil.
   Et surtout, c'est une fille.
   
C'est pour ça que ce soir, je ramasse ma fierté à la petite cuillère pour aller lui parler de trucs... persos. J'espère qu'elle ne va pas se foutre de ma gueule, parce qu'elle aime bien faire ça.
   Je toque doucement à sa porte. Surprise de ma "visite", elle m'autorise à entrer. Je décide de sauter les pieds dans le plat – c'est bien ça l'expression, hein ? – en lui annonçant directement l'objet de ma venue.
- Te moques pas de moi, je la préviens. Sinon...
- Sinon quoi ? rigole-t-elle. T'as pas de moyens de pression sur moi et tu le sais.
- Chut, laisse-moi croire. Bref, je voulais te parler d'un truc...
   Elle acquiesce, attendant que je lui raconte. Mais j'ai pas vraiment l'habitude d'ouvrir mon cœur, alors je laisse passer un petit blanc avant de me lancer.
- Bon alors OK, en fait...
- Mais mince Tristan, lance-toi ! Je vais pas te manger, oh.
   (Un autre truc que j'aime bien chez Clara : elle ne dit jamais de gros mots. OK, elle a douze piges mais à son âge je connais beaucoup de gens qui faisaient bien pire.)
- J'ai merdé, en fait.
- Mais encore ? Tu fais ça tout le temps, tu peux développer peut-être ?
   Je lui raconte en détails l'histoire du pari chez Justine. J'omets juste le fait que le défi de Veger prend en compte le remboursement de mes dettes, parce qu'elle a pas besoin de savoir que je fume – même si je pense qu'elle sait, elle est trop perspicace – mais faut vraiment que j'arrête avec ces mots compliqués, merde ! Au fur et à mesure de mon récit, je la vois ouvrir de grands yeux, arrondir la bouche de surprise ou encore cligner furieusement des yeux. Mais jamais elle ne m'interrompt. Putain, je l'aime, ma sœur.
   Quand j'ai fini, elle prend quelques instants pour réfléchir au problème.
- Mais tout simplement, tu peux pas aller voir ton copain, là, Veger, et lui dire que c'est bon, tu veux plus faire son pari ?
- C'est ça le problème... Non, je peux pas. Avec lui, tout est toujours compliqué et il trouvera le moyen de retourner ça contre Emma.
- Et ben... J'aime pas ça. J'aime pas ça du tout mais si vraiment tu tiens à elle... Peut-être qu'elle n'a pas besoin de savoir ? Genre, si c'est réciproque, et j'ai bien l'impression que ça l'est vu ce que tu m'as raconté, et bah vous sortez ensemble, Veger voit qu'elle est amoureuse de toi, et il te fiche la paix ?
- Je te jure Clara, je déteste cette idée. J'ai envie de tout lui dire... Mais j'ai trop peur qu'à cause de ça, elle croie que je ne tiens pas à elle ou autre. C'est pas la solution... ça ne va pas marcher.
   Mais je sais qu'au fond de moi, je suis incapable de lui dire. J'ai trop peur qu'à cause de ça, elle me rejette parce que j'aurais été un connard, et je veux pas, je refuse de la perdre. Quand je suis avec elle... Bah c'est simple en fait. J'arrive à être moi-même (presque) et à ne pas trop cacher mes sentiments. Emma seule à avoir su voir en moi, et Emma seule a le droit de me voir vraiment. Je ne sais pas... Je n'ai pas peur d'être attaché à elle.
   Je suis persuadé que le soir où ma mère est... putain, dis-le –, le soir où ma mère est morte, elle était amoureuse. Au plus profond de moi, je le sais. Elle avait un rencard avec lui et elle voulait me le présenter. Elle avait mis si longtemps à se laisser aller, à se laisser aimer... Et je crois que c'est ça qui me bloque. J'ai peur de me laisser aimer. Et j'ai encore plus peur qu'on m'aime en retour.
   Quand je quitte la chambre de Clara, j'ai envie d'essayer un truc. C'est que je deviens émotif, moi... Comme on est mercredi, j'ai cours, et en partant, je passe dire "à toute" à Karine et Roger qui ne sont pas encore au travail. Déjà, ils sont surpris que je vienne les voir : d'habitude je pars directement sans le leur dire. Mais quand j'ajoute "maman" à la fin de ma phrase... Je vois les yeux de Karine s'arrondir sous la surprise.
   Et moi, j'éclate de rire tellement ça me paraît bizarre. Roger a les larmes aux yeux, je pense qu'il croit que je vais lui sortir un truc comme ça aussi – ce qui aurait bien été possible – alors il se dépêche de parler :
- Tu t'en dispenseras avec moi hein, rigole-t-il. C'est très bizarre.
- Oui, je reconnais. Karine, tu ne m'en voudras pas si je...
- Non, non, s'exclame-t-elle. Ça m'a fait super bizarre... Je m'étais habituée à ce que tu m'appelles par mon prénom. Bon, file, tu vas devenir mielleux si tu continues.
   Et sur ce, je me dépêche de partir en cours.
   C'était vraiment trop bizarre.
   Mais j'ai beaucoup aimé leur expression quand je l'ai dit.

****

   La matinée passe à une vitesse folle. J'en ai passé la moitié avec mes potes, mais l'autre avec Emma et sa copine Bryce - ou Ayla, ou comme elle veut. Et j'ai pas arrêté de penser aux conseils de Clara à propos de "comment plaire à une fille" - elle m'a limite sorti un PowerPoint, alors un peu que je sais ce qu'il faut dire ou faire maintenant.
   Et cet après-midi, Emma vient chez moi pour qu'on fasse nos devoirs. A la base, elle se contentait de m'expliquer ce que je ne comprenais pas et là où j'avais des difficultés, mais ça s'est transformé en sessions de devoirs collectifs. Jusqu'à maintenant, on faisait ça au CDI ou en perm mais je lui ai proposé de venir chez moi pour que ce soit plus agréable et elle a accepté. (Je pense que quoi que j'aurais pu lui proposer, Emma aurait dit oui pour ne pas me vexer. Mais passons. Elle a dit que c'était une bonne idée.) 

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