JOAN
Le froid est coupant, aujourd'hui. La brise qui souffle n'est pas très puissante, mais elle suffit à pétrifier mes joues. Entre le manteau, les gants et le bonnet, mon visage est la seule partie de mon corps, exposée à l'atmosphère, et il en paie le prix. Même parler devient plus difficile. D'un autre côté, je suis concentrée sur l'effort physique, alors c'est plutôt bénéfique si j'économise ma salive. Charles m'aide à ranger une énième caisse, laquelle rejoint une dizaine de plus, encombrant l'arrière de la charrette. Nous en saisissons une autre lorsqu'il me lance :
« Je n'ai jamais compris comment tu faisais, tu sais ? »
Charles possède un an de plus que moi. Il n'est pas très grand, mais plutôt costaud de carrure, et la couleur de ses cheveux lui a longtemps valu le surnom de poil de carotte. J'ignore comment il trouve la force d'articuler avec cette température, tandis que je me concentre pour ne pas balbutier en attrapant un sac de farine :
« De quoi tu parles ? »
Je dispose le sac dans la carriole, puis me tourne vers Charles. Ce dernier récupère un portant chargé d'une douzaine de bouteilles de lait et passe devant moi en répondant :
« Pour supporter Marly. »
Alors qu'il installe le portant parmi les autres provisions, je fronce les sourcils :
« Je ne comprends pas pourquoi aussi peu de personnes l'apprécient. La vraie question, c'est comment elle fait, pour me supporter, moi.
-Tout le monde t'adore, réplique Charles en soufflant dans ses mains. Toi, tu es... tu t'intéresses aux autres. Marly ne me parle que lorsqu'elle a besoin d'un service. Elle côtoie seulement les gens par intérêt.
-Elle n'aime pas particulièrement les gens stupides. Il fait moins trente et tu n'as pas pris de gants, qu'est-ce que cela révèle sur toi, à ton avis ? »
Il réplique par une insulte, avant de grimper pour prendre les rênes des chevaux. Je riposte avec une meilleure injure, tout en m'installant à l'arrière, parmi le stock.
Madame Hermary essaie de restreindre nos déplacements au minimum. Excepté pour des activités éducatives en groupe, la seule occasion pour laquelle la Directrice se révèle plus clémente, c'est lorsqu'il s'agit de refaire nos provisions. Toutes les deux semaines, des volontaires sont tenus d'aller chercher de quoi réapprovisionner le Manoir. Cela passe par des denrées, à du fil de couture ou encore des pelles afin de déneiger l'allée de l'Orphelinat. Pour l'occasion, la ferme du voisin nous prête une calèche et deux chevaux. Je m'y étais proposée il y a déjà plusieurs jours, alors je ne pouvais pas me défiler ce matin.
J'aurais pourtant voulu avoir un mot avec Marly avant de partir, mais son lit était vide lorsque je suis allée dans sa chambre. Depuis, je suis obligée de ronger mon frein en attendant de rentrer au Manoir.
Cette escale étant terminée, Charles et moi reprenons notre tournée. Nos deux rôles nous conviennent ; Poil de Carotte aime parler aux chevaux tout en les dirigeant, pendant que je reste à l'arrière, vérifiant que nos provisions ne tombent pas en cours de route.
Les cahots de la carriole m'apaisent, comme une musique lointaine et oubliée. Les yeux dans le vague pendant ce trajet interminable, j'ai tout le luxe de m'interroger sur les nouveaux événements.
Je n'ai pas de théories personnelles, mais j'ai une petite idée sur celle que peaufine Mordicus entre ses allusions concernant le Roi Arthur et Avalon, la Douât et le Nil et que sais-je encore ; il pense que le lac est un passage vers la Terre des morts. Ça ne signifie pas qu'il ait raison. Ça ne signifie pas qu'il ait complètement tort.

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Les corbeaux blancs
Fantasia"Cet endroit n'est pas ce qu'on imagine, mais par conséquent, nous non plus." Alors que pour la première fois depuis de nombreuses années, une lettre atterrit dans la boîte aux lettres de l'Orphelinat, Marly et Joan vont devoir mener l'enquête sur l...