Histoires de mon enfance

Le Fermier

Il était une fois un fermier dans un village de campagne. Ce-dernier avait perdu ses parents dans une tempête qui avait ravagé le pays. Ce jour-là, il avait hérité de la ferme de son père dans l'état où l'avaient laissée les intempéries. Pendant plus de dix ans, il la remit en état, jour pour jour, tant et si bien qu'au terme de ces travaux, elle acquit un éclat jamais égalé.

Pourtant, chaque jour, il se réveillait pas non pas sans contrariété. Car voici, le fermier n'était pas marié. Le problème était tel que s'il demeurait veuf toute sa vie, il n'aurait pas de fils. Et s'il n'avait pas de fils, il n'aurait tout simplement personne pour reprendre la ferme à sa mort.

Le fermier n'avait pas pour habitude de fréquenter les lieux publics, et il s'en écartait autant que possible. Il fuyait toute conversation qui l'amènerait à parler d'autres choses que de sa ferme, car il ne vivait que pour elle. Aussi, les filles du village ne s'intéressaient guère à lui.

Pourtant, ce jourd'hui, il avait décidé qu'il prendrait femme. Il se rendit sur la place du village, et s'offrit à la première qu'il rencontra. Mais celle-ci refusa ses avances. Contrarié, il décida alors d'en choisir une autre, mais celle-ci, comme toutes les autres qui suivirent, refusa fermement de se marier avec lui. Il finit par se présenter à une artiste de passage, laquelle accepta sa proposition sans condition.

Le soir même, n'ayant d'autres perspectives que l'avenir de sa ferme, il demanda un enfant à sa femme, chose qu'elle lui refusa. Le fermier eut beau élever la voix, elle ne céda pas à son chantage. Il se retira alors dans la grange pour pleurer :

« Si ce n'est pas pour aujourd'hui, se disait-il, ce sera pour demain. »

Mais le lendemain, son épouse demeura aussi ferme, et il retourna se réfugier dans sa grange. Entre deux larmes, ses yeux se posèrent sur le rondin de bois sur lequel il était assis : « Si je dois encore attendre, je peux néanmoins préparer la venue de mon fils. » Et il se mit à sculpter le rondin de bois. Il le sculpta tous les soirs pour lui donner l'apparence d'un tracteur, mais pas n'importe lequel : celui de son père.

Les années passèrent, et il obtint finalement un fils de sa femme. À sa naissance, il lui offrit la figurine qu'il avait longtemps sculpté. Le pauvre enfant ! Venait-il de recevoir son jouet qu'il l'envoya s'écraser contre le mur.

Fou de rage, son père le punit sévèrement sous le regard apeuré de sa mère. Le soir même, ils se disputèrent, et elle le quitta. Le fermier éleva seul son enfant, mais il ne voyait pas en lui le fils qu'il avait rêvé.

À chacun de ses anniversaires, il lui offrait un autre jouet en bois. Chacune de ces figurines venait compléter sa collection. Il reçut une vache pour sa première année, une poule pour ses deux ans, et le chien pour ses trois ans. L'enfant les exposait au-dessus de son lit, mais ne jouait jamais avec. Il passait son temps à rêver dans les champs, s'imaginant être le héros de quelque récit chevaleresque, ou peut-être bien contemplait-il simplement les couleurs du paysage.

Et six ans durant, il reçut tous ses jouets jusqu'à sa septième année où le fermier lui offrit la pièce maîtresse de sa collection qui n'était autre que le fermier lui-même.

« Maintenant, se disait-il, je vais lui apprendre les métiers de la ferme. »

Mais son fils se révéla incapable de réaliser les tâches du métier. Alors, ne voyant pas en lui l'héritier de son sang, il le renvoya à sa mère sans autre forme de procès.

Il vieillit seul au milieu de ses bêtes et, comme la vieillesse nous fait perdre nos sens, il ne fut bientôt plus lui-même. Il ne fut plus lui-même car, à l'ombre de sa mort, il désira les revoir une dernière fois, mère et fils. Et quand il les rencontra enfin, il perçut en plus de réussite dans leur entreprise que dans la sienne.

Et lorsqu'il vint à mourir, la femme et son fils vendirent la ferme à un apprenti du village. L'argent qu'ils en retirèrent leur permirent de prospérer le restant de leur jour. La ferme, quant-à-elle, retrouva son éclat d'antan.