Chapitre 7

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"Tu as réellement cru que la vie pouvait être si simple ?
Que tu pouvais simplement te la couler douce dans un bonheur des plus parfaits?"

2006, 3 mars.
Ce jour-là.

Je me souviens de chaque seconde, chaque détail de ce jour.
Tout a commencé par un cauchemar, comme si déjà, le ciel voulait m'avertir que les choses se termineraient mal pour moi.

J'étais dans un bâtiment abandonné, avec elle. Les murs gris étaient nus et placardé d'affiches, je ne savais pas ce qu'on faisait là. Je pouvais entendre une berceuse sans en trouver l'origine. Je suis monté par des escaliers tagués et jonchés de prospectus. En haut, un berceau ; il s'est mis à brûler, tandis que la musique faisait toujours claquer ses notes aigües dans l'air. Je me suis tourné vers Leila pour lui ordonner de s'enfuir, paniqué.

- Cours ! j'ai hurlé. Cours, Leila !

Elle ne bougeait pas et j'ai continué de la supplier de partir. Mais les sons sortaient déformés de ma bouche, bien trop ronds. J'ai continué à hurler, comme au ralenti, avant de me rendre compte que j'étais immergé, sous l'eau. Je criais dans l'immensité bleutée, sans pouvoir la trouver, quand soudain elle est apparue devant moi avec un visage empreint de douleur, en se bouchant les oreilles.

- La musique ! elle s'est écrié d'une voix surpuissante. Elle m'emporte, Junior !

Elle a poussé un cri strident qui faisait vibrer ses cordes vocales en se bouchant les oreilles. Ses sourcils étaient froncés et ses yeux plissés, sa bouche, immense. J'ai tendu la main vers elle, et alors que mes doigts entraient en contact avec sa peau glacée sur laquelle dansaient les reflets de la mer, elle a explosé en mille morceaux.

Je me suis réveillé, essoufflé, les yeux cherchant follement à quoi se raccrocher pour me convaincre que ce n'était pas réel. Tout ça commençait affreusement mal.

Pourtant, c'était un jour qui s'annonçait tellement bien. Pour la première fois de notre vie, Leila et moi avions eu le droit de nous rendre au carnaval de Saõ Paulo, à une trentaine de kilomètres de Mogi Das Cruzes.
Ce n'était pas un aussi grand évènement qu'à Rio, mais tout de même. Toute la ville était là, Leila et moi n'avions jamais vu un tel monde. Il devait y avoir un million de personnes déguisées, maquillées, coiffées. Quand j'étais allé chercher Lei, j'avais tout de suite remarqué qu'elle était habillée différemment. Son T-shirt et son jean étaient propres et repassés, alors que d'ordinaire elle mettait un T-shirt froissé et un vieux jogging. Elle portait des chaussures propres, et pas ses vielles tongs ou ses basquets pleines de terre et ses cheveux, d'habitude hirsutes, étaient coiffés.

- Bonjour, jeune demoiselle, j'avais lancé. Pourriez-vous, je vous prie, faire appeler Leila Rayos ? j'avais demandé. Je passe la chercher avec mon humble véhicule.
- T'es trop con, elle avait répondu en levant les yeux au ciel.
- En quoi t'es déguisée ?
- En fille convenable, elle a lâché avec un faux sourire. En vrai, mon père a dit que j'allais dans la capitale, et que je devais être habillée correctement. Alors, c'est pas vraiment un déguisement. Et toi, t'es déguisé en footballeur ? elle a répliqué.

Je portais mon maillot et mon short de foot, parce que j'étais passé directement après l'entraînement.

- Je suis un footballeur. Avec l'odeur et tout ce qui va avec, j'ai dit en m'approchant.
- Oh, putain, elle a fait en reculant. C'est une infection.
- Est-ce que la fille convenable accepte de venir à la plus grosse fête de l'année avec le footballeur qui pue ?
- Est-ce que j'ai le choix ?
- Vraiment pas.

Et on était parti, en stop, vers la capitale du Brésil.
Le défilé de Saõ Paulo se passe dans le boulevard le plus large de la ville, où des chars et des danseuses passent au son de la musique assourdissante. Sur les trottoirs, les gens rient, dansent, boivent et fument dans l'ambiance la plus festive et colorée que vous avez jamais vue. Le carnaval a toujours été ma fête préférée.
La fille convenable et moi, nous avions pris des cocas, parce qu'il vaut mieux avoir l'esprit clair quand on monte dans la voiture d'un inconnu. Et puis, pour rigoler, je lui ai montré une farandole de brésiliennes qui se déhanchaient, et j'ai dit :

- Un jour, ça sera toi.
- Quoi ? elle avait ri. Moi, en train de me déboiter la colonne vertébrale à moitié nue au milieu de la rue ?
- T'en serais pas capable ? je l'avais provoquée.

Leila avait toujours détesté qu'on lui dise qu'elle n'était pas capable de faire quelque chose. Elle avait eu un sourire en coin. Je me souviens également de cet instant comme si c'était il y a quelques secondes, et quand je me remémore douloureusement la scène, c'est comme si j'y étais. À travers mes paupières closes, j'ai l'impression qu'elle juste devant moi quand elle demande :

- C'est un défi, Junior ?

Et sans attendre ma réponse, elle traverse la foule et se mêle aux femmes. Je la regarde, fascinée. Elle ne ressemble pas encore à une femme, mais pourtant c'est la plus belle. Pour moi, en tous cas.
À la fin de la chanson, elle revient vers moi, toute rouge et essoufflée. Elle se jette dans mes bras en riant.

- T'as vu ça ?
- Ouais, je grogne, parce que tout le monde la matte.
- Y a un problème ?
- Aucun.

Un mec de notre âge s'approche et s'apprête à ouvrir la bouche. Je lance le premier truc qui me passe par la tête pour ne pas qu'il l'approche.

- Laisse tomber mec, c'est ma copine et elle est sourde, je le devance.
- Sourde ? demande le type.
- Et muette aussi, non ? elle intervient.
- Je vois.

Il part et Leila me regarde avec un sourire moqueur.

- Quoi ? je demande en levant les mains dans un air innocent.
- Sourde ? T'as pas trouvé mieux ?
- Il m'a pris de court.
- Serais-tu jaloux, Junior ? elle me taquine en plantant un doigt dans mon ventre.
- Pas du tout.

Elle me regarde, et je fais de même. Je suis incapable de détacher mes yeux des siens. La musique s'estompe et je ne vois plus qu'elle. Je me sens tellement bien. Je la regarde et je me dis : j'ai toute la vie avec elle. Toute la vie pour la contempler. Toute la vie pour la taquiner. Toute la vie pour lui donner des défis, toute la vie pour rire avec elle. J'ai l'impression que mon avenir se déroule devant moi, près à m'accueillir dans toute la chaleur d'un bonheur certain. Je n'ai pas peur de ce qui m'attend demain, au contraire, je l'attends avec impatience parce qu'avec elle, il sera forcément heureux. Et c'est tellement bon.

J'aimerais stopper le film de mes souvenir à cet instant, mais c'est impossible, mon esprit m'entraîne déjà vers des profondeurs inquiétantes.

- , elle me fait en passant sa main devant mon visage. Je sais que tu meurs d'envie de m'embrasser mais retiens-toi.
- Non mais pour qui tu te prends, mademoiselle ? Je sais très bien que c'est trop tôt, on en a parlé.
- C'est trop tôt, oui. On va acheter à manger ?

On s'éloigne vers les bâtiments qui bordent la rue. On trouve un vendeur. On lui demande des frites. Je paye. Il me rend la monnaie.
Je la compte. Rien de plus normal, et pourtant, c'est sûrement à cet instant-là que c'est arrivé. En fait, j'en suis sûr. Ça s'est passé à cet instant.

Je tente désespérément de freiner une dernière fois, mais c'est trop tard, je ne peux m'arrêter à temps et je bascule dans les ténèbres.

Une demi-seconde d'inattention, comme ces parents qui ne se rendent pas compte que leur enfant met cette pièce à la bouche, ou joue dangereusement avec la casserole pleine d'huile bouillante.
Voilà ce qu'il s'est passé.
Il m'a semblé qu'il manquait dix centimes, mais je n'ai jamais été très fort en maths. Leila, elle, était capable de résoudre une équation en deux en trois mouvements. « Il ne manque pas dix centimes, Leil ? » j'ai alors demandé.
Elle n'a pas répondu, et je n'ai laissé planer le silence qu'une poignée de secondes à peine, avant de me retourner.
Je ne l'ai pas vue près de moi. J'ai regardé plus loin.
Et j'ai vu.
J'ai vu ce qui occupe toutes mes nuits depuis ce jour-là, ce qui hante mes yeux dès que je ferme les paupières.
Leila était à une dizaine de mètres, et deux grands types l'amenaient vers la fin du défilé en lui maintenant fermement les bras et la bouche.
Et je n'ai rien fait. Tout est devenu flou et je l'ai contemplée. Je n'entendais plus rien. C'était comme un cauchemar, tout se déroulait au ralenti, me parvenait trop coloré, déformé, en arrêt sur images. Les sons étaient graves, étouffés, et puis stridents. Je l'ai vue dégager sa bouche de la main qui la fermait, et un cri acide a percuté mes oreilles.

- Junior !

Sa voix, empreinte de terreur à l'état pur, m'a tiré de mes rêveries. Je me suis élancé vers elle.
Mais la foule était trop compacte. Les visages poudrés aux cils immenses et pailletées me dévisageaient, tandis que je courrais vers elle. C'est à cet instant que le cortège s'est mis à avancer, tout le monde commençant à se mouvoir dans le sens inverse du mien. Les ravisseurs avaient bien choisi leur moment.

- Junior ! elle a répété. Je...

L'un des hommes l'a fait taire d'un violent coup dans la mâchoire. Horrifié, je me suis mis à vociférer comme un cochon sur le point de se faire égorger en tentant toujours d'avancer.

- Laissez-moi passer ! j'hurlais. Aidez-la ! Aidez-la !

Mais la musique était trop forte pour que quiconque fasse attention à un gosse des favelas qui criait comme un perdu. Je me débattais pour avancer à contresens, griffant des visages, tirant des cheveux, poussant des corps bien trop lourds.

- Leila !

J'étais une furie. Une bête féroce, un requin-tigre qu'on immobilise. Je donnais des coups de pieds, des coups de poings, rugissant pour qu'on me laisse passer. Je me servais de mes coudes, de mes ongles pour repousser ceux qui me barraient fatalement le chemin. Mais je ne la voyais déjà plus. N'importe qui aurait alors compris que la partie était terminée. Mais je me suis acharné, avançant à contresens dans la masse en mouvement. Les costumes dorés, agrémentés de plumes, les masques, le maquillage outrancier, tout ça me donnait encore plus l'impression d'être en plein cauchemar, et c'était tout bonnement angoissant.
Je ne sais pas combien de temps j'ai essayé de la rejoindre, mais j'ai fini par atteindre la queue du défilé.
Alors, je me suis retrouvé seul, au milieu des trottoirs jonchés de confettis et d'emballages abandonnés. Les troittoirs humides luisaient, on entendait encore au loin quelques tambours et les lumières colorées éclairaient toujours le boulevard. Il n'y avait plus personne.
Elle n'était pas là.
Elle m'avait filé entre les doigts. Au Brésil, on sait tous comment ça marche, tout le monde est au courant. Les enlèvements d'enfants sont fréquents, surtout à Saõ Paulo. Mais ils enlèvent surtout des européens, je n'aurais jamais pensé... J'aurais dû faire plus attention.
J'ai contemplé la rue, immobile, incapable de respirer, de comprendre quoique ce soit. Mes mains se sont mises à trembler et j'ai hurlé. Tout ce que j'avais de plus cher venait de m'être enlevé.
Je me suis écroulé au sol, épuisé, mort de fatigue et de douleur, les larmes dégoulinant de mes yeux. Ça faisait mal, oh, tellement mal de se dire que j'avais échoué. J'avais lamentablement, pitoyablement, tout foiré, même pas capable de la défendre. Ma première pensée et allée vers son père, qui me faisait confiance. La deuxième, vers moi-même. Le joli tracé de mon avenir venait de s'écrouler. Et à la place du bonheur éternel, je ne pouvais apercevoir qu'un vide, une tristesse effrayante. C'est horrible à dire, mais je n'ai pas pensé à elle, à ce qu'elle subissait en ce moment-même. Je n'avais pas la force de l'envisager. Seule restait la vision atroce d'elle, m'étant arrachée.
Je ne la reverrai que 3 ans plus tard, dans l'ombre de la favela. 1 095 jours, 26 280 heures, 1 576 800 minutes, 94 608 000 secondes, chacune me poignardant en plein cœur pour me rappeler la douleur de son absence.
À peine avait-elle disparue que je ressentais déjà le manque, le vide dans ma poitrine.
Et ça ne faisait que commencer.

L'amour de jeunesse[Leïla&NeymarJr]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant