Chapitre 15.

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Le père de Leila était un homme bien. Chaleureux, amical, affectueux. À aucun moment avant que Leila ne disparaisse, il n'a montré un signe de faiblesse ou de tristesse face à la mort de sa femme devant nous.
Il travaillait toute la journée à l'épicerie, et le reste de son temps, s'occupait de ses deux filles de la plus belle des façons qui soit. Il les aimait, de tout son cœur. Cela ne faisait aucun doute.
Et, même si dans les dernières années de sa vie, il n'a pas été exemplaire, et n'a pas su combattre sa peine pour continuer à s'occuper de Lara, il a toujours été un modèle de droiture pour moi. Il ne méritait pas tant de chagrin.
Leila ne le mérite pas non plus, assise là, sur le perron d'une maison de la favela, après avoir retrouvé son sourire et sa joie. Mais lui mentir est impensable.
Comme il y a presque 9 ans devant la porte de la maison des Rayos, je dois me lancer et annoncer une affreuse nouvelle.

- Écoute, Lei, je bredouille. Ton père, il, enfin, après que tu sois partie...

Elle commence à se douter que quelque chose ne va pas, et elle fronce les sourcils en attendant la suite. Je me sens terriblement mal lorsque j'attrape ses mains, autant pour me donner du courage que pour la préparer à ce qui va suivre. Continuer à bredouiller comme un idiot n'apportera rien, alors je le lâche d'un coup, comme on retire un pansement.

- Il est... Il est mort Lei.

Un instant, je me sens égoïste de m'être débarrassé de la chose aussi cruement. Mais je me rappelle de Leila, à quel point les gens tournant autour du pot l'agacent, sans compter qu'elle l'aurait deviné une seconde plus tard. Leila comprend toujours tout avant tout le monde, et deviner ce genre de chose est sûrement encore pire, si tant est que ça soit possible, que de l'entendre franchement.
À l'instant où je prononce ces mots, ses yeux doublent de volume et sa poitrine semble se contracter douloureusement, comme si sa respiration se bloquait. La panique commence à monter, et je me mets à parler à toute vitesse, comme pour empêcher la tristesse de l'envahir.

- Il a développé un ulcère à l'estomac à cause d'une trop grande consommation d'alcool, il a lutté, on a essayé de le raisonner mais c'est comme si il ne voulait pas...

Elle se met à trembler tandis que ses yeux se révulsent, comme si elle allait vomir. Tout son corps sursaute sous de petites convulsions, et sa bouche tremble furieusement, comme si elle essayait de formuler un son sans y arriver. Il me semble qu'elle ne respire toujours pas et que ses côtes sont bloquées, comme immobilisées par un trop lourd poids.

- Arrête ça Leila, respire, je lui ordonne.

Elle me fixe avec l'air de ne pas comprendre.

- Tu respires, maintenant ! je lui crie en secouant ses mains.

Elle sursaute et relâche son souffle en émettant un cri de désespoir, qui est rejoint par des dizaines d'autres. Soudainement, les larmes s'enfuient de ses yeux aussi rapidement que si quelqu'un avait ouvert un robinet. Ses gémissements sont incontrôlables. Elle dégage ses mains pour les plaquer sur sa bouche, exactement de la même façon dont sa sœur le faisait lorsque que je l'ai trouvée, devant le corps de son père. Comme si elle essayait de contenir toute l'horreur et la terreur à l'intérieur d'elle-même. Ses pleurs n'en ont que faire, ils dégoulinent sur ses doigts et ses paumes tandis qu'elle essaie désespérément de se contrôler. Les gens commencent à se tourner vers elle.
Elle se lève alors, et avant que j'aie pu faire quoique ce soit, elle s'enfuit en courant dans les rues de la favela.
Mais je ne la laisserai pas partir, pas encore. Oh, que non. Je me lance derrière elle et la rattrape. Elle essaie de se dégager quelques secondes, mais je la plaque contre moi et elle finit par se laisser aller avec soulagement. Ses cris continuent à percer l'air tandis que je la serre, tellement qu'elle ne pourrait pas être plus près.

- Neymar... elle sanglote en s'accrochant à mon maillot. Ney, je...
- Je sais. Je suis là, Lei, je souffle.

Je caresse ses cheveux dans son dos en prenant conscience de l'endroit où nous sommes. Alors, je l'amène doucement vers une silhouette, à moitié mangée par la végétation et l'obscurité qui en ont pris le contrôle : l'abribus.
On s'allonge sur la planche de bois qui sert de banc, elle toujours dans mes bras tandis qu'elle purge tout son désespoir.
Petit à petit, les sanglots se font moins fous, les cris s'atténuent, et seules les larmes demeurent, silencieuses. On ne parle pas. Moi, parce que je ne sais pas quoi dire, elle, parce qu'elle sait qu'elle n'a pas besoin de parler pour que je comprenne. Le poids de ce qui s'abat sur elle est trop lourd, bien trop imposant et soudain pour celle qui se croyait à l'abri. Le coup est vicieux, inattendu, il ne passe pas. Comment le pourrait-il ? Elle s'efforce de réapprendre et elle se rend compte qu'elle n'a plus personne. Comme un enfant mettant à peine un pied devant l'autre qu'on balance directement sur la corde raide, au milieu du vide.
Mais Leila déteste se morfondre, elle a besoin d'avancer pour ne pas perdre pied. Alors, au bout d'un moment, elle relève la tête et me regarde.

Leila.

Quand j'arrive enfin à émerger de tout ce chagrin, alors que la nuit est déjà bien opaque à l'extérieur, une seule certitude s'impose à moi.
Je n'ai pas tout perdu. D'abord, il y a Junior. Et évidement, j'ai ma sœur.
Lara. Il faut que je la voie, que je la rassure, que je lui montre que je suis toujours là. Qu'elle n'est pas seule, surtout.
Je relève la tête et découvre un Neymar pas du tout assoupi comme je le pensais, mais toujours bien éveillé, qui semblait attendre un mouvement de ma part, parce qu'il me regarde avec des yeux emplis de douceur, même s'ils sont un peu rouges. J'imagine qu'il a pleuré lui aussi, sans que je m'en aperçoive. Il me fait un petit sourire dépourvu de toute joie.

- Lara... je commence avant de me rendre compte que ma voix est complètement fêlée.

Je m'éclaircis la gorge tandis qu'il recommence à jouer avec mes cheveux. Ce qui me donne la force de continuer.

- Il faut que je voie Lara.
- Je sais, il souffle. Je t'amène la voir quand tu veux. On peut être à Madrid demain si on...
- Non, je le coupe en secouant la tête. Il faut qu'elle vienne ici...
- Pourquoi ?

Putain. Pourquoi ? Parce que je dois retourner dans le bordel où je vis pour continuer à faire bosser des putes. J'ai prévu de te fausser compagnie au matin, d'ailleurs, j'ai oublié de te dire ? C'était sûrement avant que j'apprenne que mon père était mort.
Je décide d'en dire le moins possible. Je me contente d'un :

- Parce que je ne peux pas partir.
- Pourquoi ?
- T'as fini avec tes questions ? je m'énerve.

C'est stupide, évidement, mais j'ai bien trop peur qu'il finisse par savoir. Mais à son regard, je devine que je l'ai vexé. Putain, pourquoi tout est aussi compliqué ?

- C'est vrai, excuse-moi, il répond sur un ton qui prouve qu'il est tout sauf désolé. Excuse-moi de vouloir savoir où était celle que j'ai cherché pendant 8 ans, celle que je connais depuis 17 ans et que je pensais morte. J'en demande beaucoup trop.

La culpabilité commence déjà à ronger mes entrailles, comme à chaque fois que je m'en prends à lui sans raison. Mais sincèrement, je n'ai pas envie de voir toute cette déception et ce dégoût dans son regard. Il me voit encore comme cette innocente petite fille, propre, gentille et légère. À travers ses yeux, j'ai l'impression d'être quelqu'un de bien, et bordel, c'est trop bon pour que j'y mette fin.

- Je suis désolée, ok ? j'essaie de me rattraper. Mais je suis pas prête à parler de ça, pas encore.
- Il faudra bien le dire à un moment. Mais tu me fais sûrement pas assez confiance.
-Soit pas comme ça s'il te plaît,Neymar
- C'est ça, il soupire. Dors maintenant, il faut que tu te réveilles tôt demain, pour pouvoir te tailler avant que je sois levé.

J'inspire de surprise et me mords la lèvre. Il sait.
Mais est-ce que j'ai le choix ? Roberto et Igor ne lâcheront pas aussi facilement leur bonne à tout faire. Je ne proteste pas, et il prend sûrement cela comme un aveu. Il se détourne avec un regard blessé et s'installe par terre pour dormir dans cet abribus, qui commençait déjà à être étroit quand il avait 14 ans. Maintenant, il est obligé de plier les jambes pour pouvoir s'allonger. Une bouffée de tendresse m'envahit. Pourtant, je reste perchée sur le banc, qui paraît soudainement bien moins confortable sans ses bras. Mais je ne me sens pas le droit de les réclamer, avec ce que je ne peux me résoudre à lui avouer.
Je me contente donc de fixer le plafond irrégulier, et, au milieu des creux et bosses, j'aperçois de petites étoiles fluorescentes, aux bords un peu noircis par le temps. C'est moi qui les avais collées, quand j'avais 10 ans, pour qu'on puisse voir les étoiles même en dormant à l'abri de la pluie et du vent. J'étais trop petite à l'époque, même debout sur le banc, et il avait dû me porter pour que je puisse les fixer. Tout était tellement simple alors, pas de secrets, pas de complications, on était toujours ensemble, et on s'aimait, voilà tout.
Mon cœur me tiraille, alors mon regard se déporte sur les murs, recouverts de dessins et d'écritures en pensant que ce sera moins douloureux. Certaines gribouillis sont de nous, d'autres datent de l'époque où le bus passait encore dans Braz Cubas, et les gens fréquentaient cet abribus. Dans cet enchevêtrement, j'arrive à capter quelques unes de nos œuvres.

Tic et Tac.
Julio est un trou du cul.

Un sourire se forme sur mon visage. Celle-ci est de Neymar, évidement. Mais il disparaît quand je tombe sur toute une colonne de phrases identiques, façon punition d'école.

Reviens Leila, s'il te plaît.
Reviens Leila, s'il te plaît.
Reviens, reviens, reviens, s'il te plaît. Je t'aime... Je peux pas

Une boule se forme dans ma gorge. C'est son écriture, incontestablement. Junior écrit comme une fille, et je reconnaîtrais ses lettres rondes dont je me suis tant moquée entre mille.
Je n'imagine que trop bien sa peine en écrivant sur ces murs. La phrase inachevée me porte un coup fatal. J'entends presque ses pensées à cet instant. Je le vois écrire ces mots,debout devant le mur, des larmes plein les joues, des pensées meurtries en tête. Et c'est comme si le Neymar que j'avais laissé me les murmurait à l'oreille :
J'ai trop mal Leila, je ne peux pas avancer, pas vivre, je ne peux plus rien faire, en réalité. Regarde-moi, je suis terrassé de douleur, paralysé, et je ne peux même pas finir ma phrase. Mais regarde-moi, je t'en supplie, ne sois pas sourde à ma peine, entends-la, reviens-moi. Regarde moi Lei, regarde-moi.
Je ferme les yeux pour chasser tous les fantômes de mes souvenirs. Ceux-là ne font pas peur. Ils sont pires, ils font mal. Pas en surface, profondément, une douleur qui brûle au plus profond de la chair. Les regrets vont mordent, et vous sentez presque la plaie à vif consumer votre être. Il a tellement souffert par ma faute. Les larmes recommencent à gonfler dans mes yeux. C'est trop, bien trop pour moi toute seule.

- Neymar ? je souffle tout doucement.

Mais comme à son habitude, il s'est endormi à peine les yeux fermés, et je ne me sens pas le courage de le réveiller. Alors, mes pensées dérivent librement vers mon père, mon père que je ne verrai plus jamais. Vers ma sœur, ensuite, elle qui a dû se sentir si seule au monde, si abandonnée. Plus de mère, plus de sœur, plus de père. Plus personne. Mais elle a tenu bon, elle vit. Même si je pars au matin, je sais que Neymar la fera venir ici, comme je lui ai demandé. Je sais qu'il continuera à prendre soin d'elle, quoiqu'il arrive. Les larmes sont de retour, je renifle dans un ultime espoir pour les retenir. Vainement. Elles coulent et je me sens seule, j'aimerai pouvoir le réveiller, tout lui dire, lui parler de ce que je vis, mais je n'en ai tout simplement pas la force. Je sers les paupières, j'aimerai tellement rester là, tout le temps. Vivre comme on l'avait dit, me libérer de mes chaînes.
J'ai besoin de lui, mon cœur hurle son nom, et, tout d'un coup, je sens sa chaleur au creux de ma main. Rassurante, délicieuse. Je me tourne vers lui. Ses paupières sont toujours closes mais ses doigts serrent tout de même les miens avec force.

- Je t'en veux toujours, il m'informe, les yeux toujours fermés, avec un ton grognon et endormi. Vas pas croire.
- Tant pis, je murmure en caressant ses doigts. J'ai assez d'amour pour deux.

Il sourit légèrement, même si je vois bien qu'il essaie de se retenir, et se rendort, comme ça. Moi, j'en suis incapable, mais je me sens mieux, maintenant, avec sa main qui maintient fermement la mienne, comme une promesse.
Lui, moi, Lara, on sait tous à quel point c'est douloureux. Incapable de trouver le sommeil, je dénombre tout ce qu'on nous a infligé. Beaucoup trop pour notre âge. Mais c'est le Brésil, que voulez-vous. Les riches prospèrent et les pauvres crèvent.
Et moi, au matin, je retournerai accomplir ma tâche lugubre.
Je porte mon regard humide vers son visage, lui qui a sombré dans le sommeil il y a maintenant plusieurs heures. Il est serein, et je retrouve la même expression détendue que je connais si bien. Combien de fois je l'ai observé en train de dormir ?
Et jusqu'à quand je devrai attendre avant de voir ça à nouveau ?
C'est l'heure.
Je dénoue délicatement ses doigts des miens en prenant soin de ne pas le réveiller. Je me lève. L'enjambe. Jette un dernier regard vers l'abribus plongé dans la pénombre. Regarde vers le ciel, parsemé d'étoiles, bien réelles cette fois. Et devant ce calme si beau, si rassurant et fidèle à lui-même, quoiqu'il arrive dans nos vies, un sentiment de gratitude incompréhensible monte en moi. Alors je dis merci. Merci d'avoir gardé Junior en vie, de lui avoir permis d'être heureux. Merci d'avoir gardé ma sœur en bonne santé, en sécurité, loin d'ici. Et merci de les avoir gardé soudés, prenant soin l'un de l'autre.
Maintenant, il sait que je vais bien. Lara elle aussi saura, et moi, j'ai su, rien qu'un temps, ce que ma vie aurait pu être. C'est tout ce je demandais. Je soupire et m'enfonce dans la nuit sans me retourner.

L'amour de jeunesse[Leïla&NeymarJr]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant