Au service de l'absurde - tome 1

24. Le tournoi

Danse. Danse et continue de jouer.

D'un coup de pied, il la força à s'agenouiller devant lui. Sa main, étreinte dans ses cheveux, les tirait en arrière pour redresser son visage vers le sien. Ce qu'elle y lut la bouleversa, au-delà de la violence de ses gestes. Rage et déception. Sa gorge se noua, comprimée par la honte. Leur public retenait son souffle. Il lorgnait la scène d'un œil coupable et fasciné par le drame qui se jouait devant eux. Elle resta immobile, les deux genoux à terre, tétanisée par l'incompréhension. Plus que tout au monde, elle aurait aimé s'enfouir dans le sol, loin des regards avides de leur audience. Les larmes au coin de ses yeux menaçaient d'inonder ses joues. Elle suppliait sans un mot la merci de son bourreau. Le silence de son maître creusait son malaise, mais peut-être pas autant que le firent ses paroles. Son ton transpirant de mépris eut raison de ses dernières forces.

— J'ai visiblement fait une grossière erreur en te pensant digne d'être ma gardienne. Tu me fais honte, misérable insecte.

Ses larmes souillèrent la marque indélébile de celui dont elle perdit l'estime.

***

— Je vous ai ajouté quelques galettes de céréales et des fruits pour la route, vous allez avoir besoin de forces. Ah, et des bandages de rechange pour vos mains seraient forts à propos puisque vous allez vous battre ! Comment ai-je pu oublier quelque chose d'aussi essentiel ? se reprocha-t-elle en plaquant sa main sur son front.

Lily s'affairait à constituer le sac de voyage d'Edelone de la manière la plus irréprochable qui soit. Elle passait de l'armoire à la besace ouverte sur le lit, aux cuisines à l'autre bout du château d'une manière si dispersée qu'il était difficile de croire qu'elle faisait en réalité une excellente domestique. Aussi dévouée que désorganisée, la jeune femme s'était montrée d'une loyauté indéfectible pour la moine. Elle n'avait jamais oublié ses encouragements et tous les soins qu'elle lui apporta lors des entraînements musclés de ses débuts. Elle avait toujours gardé cette amitié secrète, suspectant que le vicomte trouverait à y redire.

Aujourd'hui, elle se félicitait de cette décision. Son dernier domestique fut démis de ses fonctions pour un motif nébuleux. Adren n'avait pas explicité ses raisons, toutefois Edelone soupçonnait qu'elles aient à voir avec le sourire qu'il eut le malheur de lui adresser. Le vicomte n'appréciait guère que quiconque partageât une proximité avec la demi-elfe. Si ses suspicions s'avéraient fondées, alors son seigneur démontrait une possessivité à la fois puissante et fort mal placée. N'était-il pas celui qui s'était marié trois mois plus tôt ? Ce n'était pas la bienséance qui étouffait le vicomte. Pour sa part, elle n'entretenait pas de relation romantique avec son ancien domestique, qui fut donc relégué aux cuisines sans raison valable. La place de gouvernant de la gardienne était plus prestigieuse pour les employés du château, et surtout offrait un confort de vie plus aisé.

— Ca y est, j'ai les galettes ! J'en ai profité pour ajouter des tranches de viande séchée. Vous allez avoir besoin d'être correctement nourrie.

Lily était apparue comme une bombe dans l'encadrement de la porte. Heureusement que le vicomte n'était pas dans ses quartiers, sinon il aurait sans doute désapprouvé cette attitude. Edelone ne put réprimer un petit rire tandis que Lily fourrait des potions de guérison dans la besace qu'elle composait avec le plus grand soin.

En dépit de l'injustice commise envers son prédécesseur, Edelone dut admettre qu'elle était ravie de voir Lily devenir sa nouvelle gouvernante. Leur amitié était sincère, et elle faisait partie des rares personnes avec qui Edelone se sentait libre d'être elle-même, déliée des attentes inhérentes à son rôle. Sa gouvernante l'attendrissait ; ainsi, elle n'eût pas le cœur de lui avouer qu'elle n'avait pas besoin de collations équivalentes à un voyage d'une semaine pour un trajet estimé à quelques heures de cheval.