2. La gardienne

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Tu auras l'honneur de mourir dans la gloire.

Après deux nuits sans sommeil, l'apprentissage de la paix intérieure venait d'en prendre un sacré coup pour la moine. Les yeux grands ouverts, elle comptait une nouvelle fois les stries du plafond du dortoir – ils étaient au nombre de trois-cent-soixante-quinze. Non pas que cette information lui apportât quelque réconfort que ce soit, outre l'illusion d'avoir rentabilisé son insomnie.

Sa quête de repos reprit. Les cernes bruns qui encadraient ses yeux la suppliaient de sombrer, en vain. Un tsunami de souvenirs forçait l'ouverture de ses paupières. Son bâton appuyé sur la gorge du vicomte. La déferlante de coups dont elle usa contre son souverain. Le sang ruisselant sur son menton. Le croche-pied qui précipita le seigneur au sol. Le plaquage final. Le regard interdit d'Akdur. Le souffle de Sir Heleyra sur ses lèvres.

Les événements s'enchaînaient à une vitesse sans précédent. Déshonorer son seigneur n'aurait jamais dû la propulser au rang de gardienne. Si sa puissance l'avait légitimée, passait encore. Mais elle se sut être un imposteur. Eldyr aurait fait un gardien bien plus compétent qu'elle. Elle n'était qu'une apprentie encore peu expérimentée. Plutôt douée, certes, mais très loin d'être la plus aboutie. Son ventre se tordit dans la valse du désarroi. Le vicomte s'était laissé duper par une simple victoire.

Sa nomination promettait un fiasco que Themar serait loin d'oublier. Son meilleur espoir était qu'il revienne sur sa décision.

***

Assise en tailleur sur les dalles de pierre de la cour du Monastère Calice, Edelone ne pouvait pas passer à côté de l'inconfort harassant son fessier. La séance de méditation du matin débutait aux aurores et se poursuivait jusqu'au point culminant du soleil dans le ciel. Bien que les moines de Themar puisent leur réputation dans leur excellence aux arts martiaux, leurs journées incluaient d'autres pratiques. La méditation en constituait la principale. Par ce biais, ils apprenaient à sentir le Ki, une force qui coulait en chaque être, des entrailles de la Terre jusqu'au sommet des cieux. Sa maîtrise marquait le point de bascule entre un simple combattant et un moine.

Le Ki était avant tout une sensation en perpétuel mouvement. Tantôt comme un courant vif, tantôt paresseux. Il existait de nombreuses façons de percevoir cette énergie, peut-être autant qu'il existait de moines. Certains la sentait courir délicieusement sur leur peau à la manière de la douce brise, tandis que d'autres la voyaient se mouvoir telle une encre dorée qui imbibait le parchemin du monde. Sa poésie se révélait aussi exquise que son art était complexe. Nombre d'apprentis abandonnaient leur initiation face aux épreuves que réservait la méditation. Seul un entraînement rigoureux traçait le chemin des moines avec la persévérance en guise de bâton de marche.

D'ordinaire, Edelone était capable de le sentir. Ce jour avait décidé de faire exception à la règle. Elle suspectait les heures de sommeil manquantes et l'angoisse au creux de son ventre d'interférer avec sa méditation. Cet état de transe se reconnaissait d'ordinaire par la bulle de brume noire qui l'enveloppait. Elle faisait partie des moines qui entendaient le Ki, telles des pulsations se répondant à la manière d'une fourmilière où toute chose était liée. Ses vibrations indiquaient l'emplacement des nœuds de ce réseau invisible. En quelques cycles de respiration tout au plus, elle pouvait percevoir ses ramifications liant l'air, le sol et les êtres.

Ce matin-là, elle n'entendît que ses propres pensées ce jour-là. Elle ne lévita pas non plus, et aucune brume ne vint s'enrouler autour d'elle comme un cocon. Pourtant, elle aurait tant aimé s'octroyer un doux interlude au milieu de ce chaos de ruminations. Comme une enfant, elle se risqua à ouvrir un œil pour lorgner sur les autres apprentis, en quête d'une régression aussi pathétique que la sienne.

Au service de l'absurde - tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant