Chapitre 3 : Le bourdonnement

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Les dîners chez nous n'avaient rien de chaleureux. Des dizaines de bougies plongeaient la pièce dans un bain orangé pendant que la table se tapissait d'hors d'œuvres de toutes sortes, certes. Cependant, à l'inverse des familles que j'ai pu visiter, aucun des individus qui y participaient prenaient la peine de partager le déroulé de leur journée avec engouement ou de réagir, un verre à la main, aux éventuelles blagues parsemées dans la discussion.
Non. Dans notre grande maison, nos repas se rythmaient aux bruits incessants des couverts qui s'entrechoquaient, du son strident que fait le couteau contre l'assiette lorsque mon père découpait sa viande avec beaucoup trop d'entrain, la lourde mastication de ma mère puis les nombreux déglutissements de mon frère qui semblait toujours assoiffé. Mais ce que je supportais le moins dans cette ambiance, ce n'était pas tous ces petits bruits agaçants mais bien leur absence. Car lorsque nous patientions et que tout le monde avait posé ses couverts, le silence pesant bourdonnait à mes oreilles. Plus les secondes passaient, plus il augmentait en intensité poussant mon regard à se perdre dans l'espace de la pièce. Ce n'est pas qu'aucun de nous souhaitait rompre ce calme, mais nous n'en avions simplement pas le droit. Mon père assis au bout de la  table était trop enfoncé dans sa lecture pour accepter un quelconque brouhaha et Achil trop faillot pour déroger à cette règle. Les domestiques qui volaient autour de nous devaient bien s'ennuyer pensais je, aucune information n'était jamais divulguée, auraient ils servi des fantômes qu'ils ne s'en seraient pas rendu compte. En revanche, cette fois, quelqu'un me sortit de mon sommeil. Alice tirait discrètement ma manche, je levais la tête pour découvrir la coiffe incongrue qu'elle avait fabriqué à l'aide d'une serviette. Elle était fière de son idée. Alors je souriais en lui donnant mon tissu pour qu'elle reproduise sa prouesse. Après quelques pliages elle disposa le chapeau sur mon crâne me transformant en vrai marine de la garde royale. Nous gonflions le torse avant d'expirer discrètement notre joie pendant que Achil nous toisait du regard. Il faisait des allées retour entre les mains d'Alice et nos couvre-chefs. Et alors que son regard s'intensifiait il serrait son poing de plus en plus fort avant de l'abattre violemment sur la table, produisant au passage un bruit sonore qui surpris tout le monde. Le chef de famille leva vivement ses prunelles pour venir les enfoncer dans notre peau, il brûlait de rage:
    - Alex et Alice. Macha t il de toutes ses dents. Vous allez me faire le plaisir de sortir de table.
Bouche bée, on retirait les serviettes de nos têtes en se levant.
    -  On a rien fait de mal. Soufflais je furieux contre l'initiateur de notre malheur qui pendant ce temps, souriait de toute sa moustache en observant mon père.
Mais à mon plus grand malheur, j'avais sous-estimé la portée de ma voix et mes paroles allaient  directement s'écraser contre les oreilles de mon père qui ne tarda pas à se lever en me criant de répéter plus fort ce que je venais de dire. Par peur je niais,  ce qui l'énervait encore plus. Il se collait presque à moi  avant de me secouer de toutes ses forces. Ma mère levait à peine les yeux pendant qu'Alice s'était écroulée au sol. Je n'osais pas me débattre priant d'avoir assez de courage pour lui tenir tête, en vain. Finalement il se lassa et m'abandonna comme on laisse un défouloir après l'avoir utilisé. Mes pas se faisaient vacillants et raides comme si des milliers d'insectes grouillaient dans mes muscles. Je ne pris même pas la peine de relever ma sœur, je souhaitais juste sortir de cet enfer au plus vite.
J'appris plus tard pourquoi Achil nous avait tant observé durant le repas. Il savait pour nos entraînements. Les servantes s'étaient plaintes des robes crasseuses qu'Alice leur rendait. Sa nourrice, des heures où elle était introuvable et ma mère du rejet des cours de piano qu'elle manifestait.
Il nous avait suivi dans la forêt. Il nous avait surpris en plein combat.
Le corps sale de poussière, la main tenant l'épée qu'il avait lui-même détenue. Ramassant la dague à la fin de notre rendez-vous , peut-être avait-il même vu l'inscription insolente sur la lame. C'était il senti humilié à ce point pour convaincre mon père de punir l'audace d'Alice d'une manière aussi radicale ? Était-ce nécessaire de venir la chercher en pleine nuit, l'arracher à son lit pendant qu'on me réprimandait au nom de la morale? De la tirer de force hors de la maison pendant qu'elle criait mon nom comme un mot magique qui la sortirait de la peur. Rien de tout cela n'était légitime, pourtant je n'ai pas contesté leur décision. Je me suis muré dans les idées qu'on me répétait. Que, peut être une femme devait être corrigée d'avoir succombée à la tentation de toucher à une activité si noble, une de plus qui ne lui était pas réservée.
Quelques semaines après j'appris où Alice avait été emmenée à cause de moi, dans un vieux couvent où quelques nonnes avaient élu domicile, à plusieurs heures en calèche de la ville. Si leur objectif était de la faire prier pour ses péchés comme mon père et mon frère avaient essayé de lui faire comprendre, pourquoi ne pas lui avoir trouvé une place au presbytère de la capitale, aux côtés de la petite Elina Buglosse, la fille du grand prêtre qui malgré son jeune âge aurait parfaitement pu lui enseigner tout ce qu'il faut sur notre dieu Coveiniss. À l'inverse, ils l'envoyaient dans cet endroit austère et  à moitié délabré où la vie était semblable à de la prison. Seule, rythmée par les heures d'éducation et de prière, loin de sa famille, loin de son frère.
Et moi, assis, parlant au bourdonnement du silence, cette nuit là et toutes les suivantes, je me senti seul.


J'allais rejoindre ma sœur dans sa misère une fois par mois, nous nous promenions, toujours suivi par une nonne qui ressemblait à se méprendre à un homme. Sa peau était grise et épaisse, ses mains toujours accrochées derrière elle, lui courbait le dos, comme un escargot qui voulait entrer dans sa coquille. Ce garde du corps improvisé avait été convaincu par nos parents de surveiller mes visites, croyaient ils peut être que j'irais m'amuser à recommencer son entraînement. Cette courte aventure s'était brutalement terminée me laissant la bouche pâteuse du manque de satisfaction. Nous ne trouvions aucun réconfort dans notre situation et Alice me confia qu'elle venait à se languir de sa terrible nourrice qui lui aurait au moins chassée la monotonie à coût de balais.
Et alors que nous marchions dans la raideur du matin, la rosée tachant les ourlets de nos vêtements, ses bras enroulés autour de mon bras, je pris conscience à quel point je haïssais mes parents.
Je ne supportais plus de vivre sous leur toit, c'était comme si ma sœur, leur fille n'avait jamais existé, jamais ne me demandaient t ils de ses nouvelles lorsque je revenais de la campagne. Il arrivait parfois qu'ils m'interrogent sur mes sorties, étonnés que je parte aussi loin. Prêt à me mordre la langue plutôt qu'à leur répéter une nouvelle fois qu'ils avaient un troisième enfants, je m'éclipsais  le plus souvent possible. Je voulais fuir cette maison, recréer un chez moi qui aurait le goût de l'amour que je porte aux gens. Il me fallait un moyen d'atteindre cet idéal, de faire mûrir une idée.

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