Chapitre 6

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- Tu veux te mettre à côté de nous ?
- Pardon Leah mais j'aimerais retrouver Embry, si cela ne te dérange pas.
- Vas-y, va chercher le cœur de ton beau brun, me dit-elle en souriant.
- Merci Leah.

Je laisse mon amie vers sa mère et son frère, pour prendre la direction d'Embry, assis tout seul sur un tronc. À mon approche, il lève sa tête vers moi et me sourit timidement. Je m'assois à ses côtés, sans un mot, réfléchissant à comment commencer mes excuses.

- Pardon pour toute à l'heure. Je me suis mal comportée avec toi.
- Pas du tout Lou, c'est moi qui me suis mal comporté. J'ai agi comme un con, je voulais faire le malin devant les gars et quand tu as dit devant tout le monde que t n'était pas ma copine je me suis senti vexé. J'avais peur que les garçons me charrient et je me suis défoulé sur toi, alors pardonne moi, je t'en prie...

Je ne lui réponds pas, à la place, je le prends dans mes bras et le sert aussi fort que possible. Il embrassa ma joue en passant ses bras autour de ma taille.
Petit à petit, tout le monde prend place autour du feu de camp. Emily me tendit un plaid, pour ne pas que je prenne froid. Je la remercie, tendis quelle pris place aux côtés de sa tante et de son fincé, Sam. Billy se racla la gorge et, sans aucune introduction, se lança dans son récit de sa voix grave aux riches intentions. Les mots lui venaient avec précision, comme s'il les connaissait par cœur.

- Les Quileute ont toujours été un petit peuple. Nous n'avons cependant jamais été éradiqués de la surface de la Terre, grâce à la magie, qui coule dans nos veines depuis la nuit des temps, même si notre capacité à changer de forme n'est venue que plus tard. Car au commencement, nous étions des esprits guerriers.
« La tribu s'installa sur cette côte et se spécialisa dans la construction de bâteaux et la pêche. Malheureusement, nous étions peu nombreux, l'endroit regorgeait de poissons. Des rivaux convoitaient nos terres, et nous n'étions pas assez puissants pour les défendre. Une tribu plus importante nous envahit, et nous fûmes contraints de faire sur nos navires. »
« Kaheleha ne fut sans doute pas le premier esprit guerrier, mais nous avons oublié les légendes ayant précédé la sienne. Nous ne nous rappelons plus qui s'est aperçu de l'existence de notre pouvoir, ni comment il a été utilisé avant cette épreuve. Pour nous, Kaheleha inaugura la lignée des Grands Chefs Esprits de notre peuple.
Le jour de l'attaque, lui et son armée quittèrent les embarcations, par l'esprit seulement. Les femmes restèrent sur les flots pour surveiller leurs enveloppes charnelles, tandis que les hommes regagnaient la grève.
S'ils n'étaient pas en mesure d'atteindre physiquement leur ennemis, ils disposaient d'autres moyens. Les récits nous apprennent qu'ils pouvaient déclencher des violentes bourrasques sur le camp adverse; qu'ils étaient capables de faire hurler le vent pour terrifier leurs opposants. Les histoires nous disent aussi que les animaux les voyaient et les comprenaient, qu'ils leur obéissaient.
Kaheleha et ses hommes vainquirent les envahisseurs. Ces derniers avaient des meutes de gros chiens à la fourrure épaisse dont ils se servaient pour leur traîneaux sur les terres gelées du nord. Les Quileute retournèrent les bêtes contre leurs maîtres puis déclenchèrent une invasion de chauve souris qui peuplaient les cavernes des falaises. Ils provoquèrent les cris du vent afin d'aider les chiens à semer la pagaille parmi les hommes. Les animaux l'emportèrent, et les survivants s'égaillèrent en jurant que notre côte était maudite. Les Quileute victorieux libérèrent les chiens qui retournèrent à la vie sauvage, tandis qu'eux-mêmes réintégraient leurs corps et éprouvaient leurs épouses.
Effrayées par notre magie, les tribus environnantes, les Hah et les Makah, signèrent des traités de non-agression avec nos ancêtres. Si un ennemi se risquait quand même à nous affronter, les esprits guerriers le chassaient, et nous vécûmes en paix. »
- Les générations se succédèrent ainsi jusqu'à l'ultime Grand Chef Esprit, Taha Aki, réputé pour sa sagesse et son pacifisme. Sous son règne, le peuple connut la joie. Il n'y avait qu'un mécontent, Utlapa.
Utlapa était l'un des guerriers les plus forts de Taha Aki. Sa puissance n'avait d'égale que son avidité. Il estimait que la tribu aurait dû se servir de sa magie pour étendre son territoire et réduire les Hah et les Makah en escalavage, afin d'établir un véritable empire.
- Désormais, lorsque les soldats se transformaient en purs esprits , ils étaient capables de lire les pensées de leurs pairs. Taha Aki découvrit donc ce à quoi rêvât Utlapa et se fâcha. Il condamna l'ambitieux à l'exil et lui interdit de jamais se resservir de son esprit. Tout fort qu'il fût, Utlapa n'était pas en état de résister à une armée entière, et il fut contraint d'obéir. Rageur, il se cacha dans une forêt proche pour y guetter l'occasion qui lui permettait de se venger de son supérieur.
« Même en temps de paix, Le Chef Esprit restait vigilant quand il s'agissait de la sécurité des siens. Souvent, il gagnait un endroit secret et sacré, perdu dans la montagne. Il y abandonnait son corps et survolait les bois de la côte pour s'assurer qu'aucun danger ne menaçait. Un jour, alors que Taha Aki remplissait son devoir, Utlapa le suivit. Son intention première avait été de le tuer, purement et simplement. Ce plan avait des inconvénients, cependant. Les guerriers chercheraient sans doute à détruire l'assassin, qu'ils rattraperaient sans aucune difficulté. Dissimulé derrière un rocher, Utlapa observa les préparatifs du chef et il eut une autre idée.
Taha Aki s'envola pour sa tournée d'inspection. Utlapa attendit qu'il se fût éloigné pour mettre son projet à exécution. Le chef sut immédiatement que son rival l'avait rejoint dans le monde spirituel et devina ses intentions meurtrières. Il retourna aussitôt vers le lieu secret, mais les vents ne réussirent pas à le porter assez vite pour le sauver. Quand il arriva là-bas, son enveloppe charnelle avait disparu. Celle d'Utlapa gisait au sol, abandonnée. Hélas, le maudit avait tout prévu en tranchant sa propre gorge des mains même de Taha Aki, si bien que ce dernier était condamné à rester esprit.
Il suivit son corps dans la vallée, agonisant d'injures Utlapa, qui l'ignora comme une brise anodine. Désespéré, Taha Aki vit son ennemi prendre sa place au sein des Quileute. Durant quelques semaines, Utlapa garda profil bas, afin que chacun crût qu'il était Taha Aki. Puis les premiers changements intervinrent. Le traître commença par interdire aux guerriers d'entrer dans le monde spirituel. Il prétendit avoir eu la vision d'un danger, alors que, en réalité, il avait peur. Il était conscient que Taha Aki attendait une chance de raconter ce qui s'était passé. D'ailleurs, l'imposteur craignait lui aussi de se transformer en esprit, sachant pertinemment que Taha Aki exigerait la restitution de son corps. Ainsi, ses rêves de conquête tombèrent à l'eau, et il dû se contenter de diriger la tribu. Il oppressa celle-ci, réclamant des privilèges que l'ancien chef n'avait jamais demandés, refusant de travailler avec ses hommes, prenant une deuxième épouse, puis une troisième, alors que la femme de Taha Aki vivait encore, un événement extraordinaire pour les Quileute. Taha Aki assista à tout cela en proie à une rage impuissante.
Il finit par essayer d'assassiner son propre corps afin d'épargner à son peuple les excès d'Utlapa. Il convoqua un loup féroce de la montagne, mais l'imposteur se cacha derrière ses soldats et, quand un jeune homme fut tué en tentant de protéger celui qu'il prenait pour son chef, Taha Aki ressentit un chagrin épouvantable et ordonna à la bête de regagner son repair. »
- Toutes les histoires insistent sur la difficulté d'être un esprit guerrier. Il était plus terrifiant qu'amusant de se libérer de son enveloppe charnelle, voilà pourquoi nos aïeux ne recouraient à leur magie qu'en cas de besoin. Les expéditions solitaires du chef étaient un fardeau, un sacrifice auquel il consentait pour le bien de la communauté. Être privé de corps était désorientant, inconfortable, très pénible. Taha Aki avait été éloigné du sien depuis si longtemps qu'il était à l'agonie. Il se croyait maudit, estimait qu'il n'atteindrait jamais la terre ultime où l'attendaient ses ancêtres, parce qu'il était à jamais voué à cette vacuité atroce.
- Le loup, animal imposant et magnifique, suivit dans les bois l'esprit de Taha Aki qui se tordait de douleur. L'ancien chef éprouva une soudaine jalousie pour cet animal sans cervelle. Lui possédait un corps ! Lui avait une vie ! L'existence d'une bête valait mieux que cet abominable vide conscient. Ce fut alors que Taha Aki eut l'idée qui allait changer notre destin à tous. Il pria le grand loup de l'accueillir, de partager son enveloppe terrestre. L'animal obtempéra, et Taha Aki se glissa en lui, à la fois soulagé et plein de gratitude. Certes, il n'était plus humain, mais il n'était plus condamné à la vacuité du monde spirituel.
« Ne faisant plus qu'un, la bête et l'homme retournèrent au village sur la côte. Les gens s'enfuirent, affolés, en appelant à l'intervention des guerriers. Ces derniers surgirent, armés de leurs lances. Bien sûr, Utlapa préféra rester derrière. Taha Aki n'attaqua pas ses anciens combattants. Il recula lentement, s'adressant à un avec ses prunelles, tendant de chanter les chansons de son peuple, et ils comprirent peu à peu que ce loup n'était pas ordinaire, qu'une âme l'influençait. Un vieux guerrier nommé Yut décida de désobéir aux ordres de celui qu'il prenait pour son chef et d'essayer de communiquer avec l'animal.
Dès que Yut eut franchi les limites du monde spirituel, Taha Aki quitta le corps du loup, qui attendit sagement son retour , et parla. Confronté à la vérité, Yut rendit hommage à son vrai chef. À cet instant, Utlapa vint voir si la bâte avait été tuée. En découvrant la dépouille de Yut protégée par ses pairs, il saisit ce qui se passait. Tirant son couteau, il se précipita afin d'assassiner le vieux soldat avant qu'il ne réintègre son enveloppe charnelle. « Traître ! » hurla-t-il. Les autres guerriers furent décontenancés. On leur avait interdit les voyages spirituels, et il appartenait au chef de punir qui contrevenait à ses ordres. Yut regagna prestement son corps. Malheureusement, Utlapa menaçait déjà sa gorge d'un couteau, une main plaquée sur sa bouche. Le corps de Taha Aki était fort, et l'âge avait affaibli Yut qui ne put même pas prononcer un mot et prévenir ses camarades, car Utlapa le fit taire à jamais.
Taha Aki regarda l'esprit de Yut s'en aller vers l'ultime contrée, celle qui lui était interdite pour l'éternité. Il ressentit une rage immense, la plus puissante de son existence. Il retourna dans le grand loup, bien décidé à déchirer la gorge d'Utlapa. C'est alors qu'une magie réellement extraordinaire se produisit. La colère du vieux chef était celle d'un homme. L'amour qu'il nourrissait envers les gens de sa tribu et la haine qui le consumait à l'encontre de leur oppresseur étaient trop vastes pour le loup, trop humaines. L'animal frissonna et, sous les yeux ahuris tant des guerriers que d'Utlapa, il se transforma en être humain. Ce nouvel homme ne ressemblait pas à Taha Aki. Il était bien plus splendide. Il était l'interprétation incarnée de l'esprit de Taha Aki. Ses soldats le reconnurent aussitôt, car ils avaient volé en sa compagnie. Utlapa tenta de fuir, mais la nouvelle enveloppe charnelle de Taha Aki avait la force du loup. S'emparant de l'imposteur, il anéantit son âme avant qu'elle ne s'évade du corps qu'il avait dérobé. »
- Le peuple se réjouit en comprenant ce qui s'était produit. Taha Aki rétablit l'ordre, se remit à travailler avec les siens, rendit ses deux jeunes épouses à leurs familles. La seule chose sur laquelle il ne revint pas fut les voyages spirituels. Il avait compris qu'ils étaient devenus trop dangereux, à présent qu'avait germé l'idée de voler la vie d'un autre. Les esprits guerriers cessèrent donc d'exister.
- Dès lors, Taha Aki fut plus qu'un simple loup et qu'un simple homme. On le surnomma Taha Aki le Grand Loup ou Taha Aki l'Homme Esprit. Il présida à la destinée de la tribu durant de très nombreuses années, car il ne vieillissait plus. Dès lors qu'un danger menaçait, il se transformait en bête afin de combattre ou d'effaroucher l'ennemi. La vie se poursuivit dans la paix. Taha Aki engendra de multiples fils dont certains s'aperçurent, après avoir atteint l'âge adulte, qu'ils étaient eux aussi capables de transmuter. Ces loups différaient tous les uns des autres, car ils étaient des esprits et reflétaient la nature des hommes qui les habitaient.
- Voilà pourquoi Sam est tout noir, marmonna Quill en souriant. À coeur noir, poil noir.
- Et toi ? Chuchota Sam à Quill. Ta fourrure chocolat trahit à quel point tu es sucré ?
- Quelques fils, reprit Billy sans un regard pour les garçons, se firent guerriers et arrêtèrent de vieillir. D'autres, qui n'appréciaient pas la transformation, refusèrent de se joindre à la meute. Ils remirent à subir les assauts du temps, et la tribu comprit alors que les hommes-loups étaient Côme n'importe quel être humain dès qu'ils abandonnaient leur esprit lupin. La vie de Taha Aki dura aussi longtemps que celle de trois vieillards. Après la mort de sa première femme, l en épousa une deuxième, puis une troisième quand la seconde fut décédée. En cette dernière, il rencontra sa véritable moitié. Certes, il avait aimé les autres, mais là, c'était différent. Il décida alors de renoncer à son esprit de loup afin de pouvoir mourir en même temps qu'elle. Ainsi nous a été transmise la magie, bien que ce ne soit pas là la fin de l'histoire...
« Bien après que Taha Aki eut abandonné son esprit lupin, alors qu'il était chenu, des troubles éclatèrent au nord, avec les Makah. Plusieurs jeunes femmes de cette tribu disparurent, et leurs hommes blâmèrent les loups du voisinage qu'ils craignaient et dont ils se défiaient. Les hommes-loups pouvaient toujours lire les pensées de leurs pairs quand ils revêtaient leur forme animale, comme leurs ancêtres l'avaient fait en tant qu'esprits. Ils savaient donc qu'aucun d'entre eux n'était responsable. Taha Aki tenta d'apaiser le chef Makah, mais les peurs étaient trop fortes. Taha Aki ne souhaitait pas la guerre, il n'était plus un guerrier pour réussir à conduire les siens à la victoire. Il chargea son fils aîné, Taha Wi, d'identifier le vrai coupable avant que ne débutent les hostilités.
Taha Wi entraîna cinq de ses compagnons lupins dans une quête à travers les montagnes, cherchant des indices sur les filles enlevées. Dans la forêt, ils tombèrent sur une chose inconnue, une étante et douceâtre odeur qui leur brûla les narines jusqu'à ce qu'elles en soient douloureuses.
Ils ignoraient quelle créature laissait ces traces olfactives, les suivirent cependant. Ils trouvèrent également de vagues traces humaines, du sang, le long de la piste. Ils furent alors certains d'avoir repéré l'ennemi qu'ils traquaient. Leur voyage les mena si loin vers le nord que Taha Wi renvoya la moitié de la meute, les plus jeunes, vers le village, afin d'y faire un rapport à son père. Lui-même et ses deux frères ne revinrent jamais. »
- Leurs cadets partirent à leur recherche, seul le silence leur répondit. Taha Aki pleura la perte de ses fils. Il aurait voulu les venger, il était si vieux. En habits de deuil, il alla à la rencontre du chef Makah et lui raconte ce qui s'était passé. L'autre crut en son chagrin, et les tensions s'apaisèrent.
- Un an plus tard, la même nuit, deux vierges Makah disparurent de chez elles. Les guerriers en appelèrent aussitôt aux Quileute, qui flairèrent l'identique puanteur dans tout le village. Ils repartirent donc en chasse. Seul l'un d'eux survécut, Yaha Uta, l'aîné de la troisième femme de Taha Aki, le benjamin de la meute. Il ramena avec lui quelque chose que les Quileute n'avaient jamais vu — un cadavre qu'il avait mis en pièces, froid comme la pierre. Tous ceux qui étaient du sang de Taha Aki, y comprit ceux qui n'avaient pas été loups, sentirent l'odeur puissante qui émanait de la créature morte. C'était elle,l'ennemi des Makah.
« Yaha Uta narra ce qui s'était passé : lui et ses frères avaient trouvé l'être étrange qui, sous l'apparence d'un homme, était comme le granit, avec les deux filles Makah. L'une d'elles avait déjà perdu la vie et glissait, blanche, vidée de son sang, sur le sol. L'autre était prisonnière des bras du monstre qui avait la bouche tout contre sa gorge. Elle était sans doute encore vivante quand ils arrivèrent sur les lieux de l'abominable spectacle, mais la créature lui brisa rapidement le cou et jeta son corps à terre. Ses lèvres pâles étaient couvertes de sang, ses prunelles étaient allumées d'un rougeoiement furieux.
Yaha Uta décrivit la force et la rapidité de l'adversaire. Un des frères mourut pour avoir sous-estimé cette puissance, car le monstre le déchira en deux, comme une poupée de son. Yaha Uta et son autre frère furent plus circonspects. Ils s'unirent, harcelant la créature de tous les côtés, le trompant par d'audacieuses manœuvres. Il leur fallut toutefois recourir toute la célérité et à l'habileté de leurs corps de loups, d'en repousser les limites comme ils n'avaient jamais été obligés de le faire. L'étranger avait la dureté de la pierre et la froideur de la glace. Seules leurs dents réussissaient à l'entamer. Ils se mirent donc à le dépecer petit à petit tout en luttant contre lui.
L'ennemi apprenait vite, néanmoins, et il ne tarda pas à les égaler en ruse. Il parvint à s'emparer d'un des deux loups, puis Yaha Uta trouva une ouverture vers la gorge du monstre et bondit. Ses crocs tranchèrent sa tête, mais les mains assassines continuèrent de rayer son frère. Yaha Uta lacéra la créature en mille morceaux avec une hargne désespérée destinée à sauver son malheureux allié. Hélas, il était trop tard, même s'il finit par anéantir l'assassin. »
- Du moins, c'est ce que tout le monde croyait. Le survivant déposa les restes puants à terre pour que les anciens l'examinent. Une main coupée traînait à côté d'un bras. Quand les sages les poussèrent avec des bouts de bois, les deux débris épars se touchèrent, et la main tenta de se ressouder au bras. Horrifiés, les aînés ordonnèrent qu'on y mit le feu. Un gros nuage de fumée malodorant pollua l'air. Lorsqu'il ne resta du monstre plus que des cendres, les Quileute les répartirent dans de nombreux sacs et les éparpillèrent au loin, un peu partout, dans l'océan, les bois, les cavernes des falaises. Taha Aki tint à garder un sachet autour du cou afin d'être averti si la créature tentait une fois encore de se rassembler.
- Ils appelèrent Sang-froid, buveur de sang, et se mirent à vivre dans la crainte qu'il ne soit pas le seul représentant de son espèce. Il ne leur restait plus qu'un loup protecteur, le jeune Yaha Uta.
- Ils n'eurent pas longtemps à attendre. Le monstre avait une compagne, qui vint trouver la tribu, l'âme assoiffée de vengeance. Les légendes affirment que cette femelle était l'être le plus beau qu'œil humain eût jamais croisé. Elle ressemblait à la déesse de l'aube lorsqu'elle entra dans le village, ce reflétant en mille éclats sur sa peau blanche et illuminant sa chevelure dorée qu'il lui tombait jusqu'aux reins. Son visage était magique de splendeur, avec ses prunelles noires sur toute cette pâleur. Certains tombèrent à genoux pour la révérer.
- Elle posa une question d'une voix haute et aiguë, dans une langue que nul ne connaissait. Ahuris, les gens ne surent que répondre. Dans l'assistance, personne n'était de la lignée de Taha Aki, mis à part un garçonnet qui s'accrocha aux jambes de sa mère en hurlant qu'une odeur lui brûlait le nez. L'un des anciens, en route pour le conseil, entendit ses paroles et comprit à qui il avait affaire. Il cria aux autres de se sauver. Ce fut lui qu'elle tua en premier.
« Il y eut vingt témoins de l'arrivée de la femelle Sang-froid, deux survécurent, uniquement parce que, distraite par le sang, elle s'arrêta pour s'y abreuver. Il coururent chercher Taha Aki qui participait à la réunion en compagnie des autres sages, de ses fils et de sa troisième épouse. Yaha Uta se transmuta en esprit lupin sitôt qu'il eut vent des nouvelles. Il partit seul affronter et détruire l'intruse. Taha Aki, sa femme, ses fils et les anciens le suivirent. D'abord, ils ne réussirent pas à trouver la créature, juste les traces de son attaque. Des cadavres brisés jonchaient le chemin par lequel elle était venue, dont quelques-uns vidés de leur sang. Puis ils perçurent des hurlements et se ruèrent vers la grève.
Une poignée de Quileute s'étaient réfugiés sur les bâteaux. La femelle les poursuivait à la nage, tel un requin. Elle cassa la proue d'un navire avec une force incroyable. Lorsque l'embarcation coula, elle attrapa ceux qui tentaient de surnager et les brisa en deux également. Apercevant le grand loup sur la côte, elle oublia ses victimes et revint vers la rive à une telle allure qu'on distinguait à peine ses gestes. Alors, elle se dressa devant Yaha Uta, dégoulinante d'eau, dans toute sa gloire. Elle pointa sur lui un doigt blême et posa une nouvelle question, aussi incompréhensible que la précédente. Yaha Uta se tint prêt. »
- Ce fut un rude combat. Elle n'était pas de la trempe de son compagnon, certes, mais Yaha Uta était seul, cette fois, sans personne pour détourner de lui la furie du monstre. Quand Yaha Uta fut vaincu, Taha Aki lança un cri de défi. Il s'approcha en boitillant et reprit son ancien corps de loup au museau blanchi. La bête avait beau être âgée, elle était animée par Taha Aki l'Homme Esprit, et sa rage lui donnait des forces. La lutte reparti de plus belle.
« La troisième épouse de Taha Aki venait de voir mourir son fils. À présent, son mari se battait, et elle ne nourrissait aucune illusion quant à l'issue du combat. Elle avait entendu chaque mot que les témoins du massacre avaient rapporté au conseil; elle connaissait le récit de la victoire de Yaha Uta sur le premier Sang-froid, elle savait qu'il ne s'en était sorti que grâce à la diversion de son frère.
Elle tira un couteau de la ceinture d'un des fils qui se tenait à ses côtés. Tous étaient de jeunes gars, pas encore des hommes, elle avait conscience qu'ils mourraient en tentant de venger leur père. L'épouse se précipita vers la buveuse de sang en brandissant le poignard. La créature sourit, amusée par cette intervention. Elle ne craignait pas cette faible humaine ni la lame qui ne ferait qu' égratigner sa peau, et elle s'apprêtait à délivrer le coup de grâce. Ce fut alors que la troisième épouse eut un geste auquel la femelle ne s'attendait pas. Tombant aux pieds de l'ennemie, elle planta le couteau dans son propre sein. Le sang gicla entre les doigts de la malheureuse, éclaboussant le monstre qui ne put résister à son avidité. Poussée par son instinct, entièrement consumée par sa soif durant une seconde, elle se tourna vers la mourante. Aussitôt, les crocs de Taha Aki se refermèrent autour de son cou. »
- Ce ne fut pas la fin du combat, mais Taha Aki n'était plus seul à lutter, désormais. En voyant leur mère mourir, deux jeunes fils furent saisis d'une telle fureur qu'ils se ruèrent, transformés en loups alors qu'ils n'étaient pas encore des hommes faits. Ils vinrent à bout du monstre avec leur père.
- Taha Aki quitta la tribu. Il ne reprit pas sa forme humaine. Une journée entière, il resta couché près de la dépouille de sa troisième épouse, grondant dès que quelqu'un tentait de la toucher, puis il s'en alla dans la forêt pour ne plus jamais revenir.
« À compter de cette époque, les ennuis avec les Sang-froid furent l'exception. Les fils de Taha Aki veillèrent sur les Quileute jusqu'à ce que leurs propres fils soient assez âgés pour les remplacer. Il n'y eut jamais plus de trois loups à la fois. C'était suffisant. De temps en temps, un buveur de sang s'aventurait sur notre territoire — les loups, auxquels il ne s'attendait pas, le prenait au dépourvu. Il arriva certes qu'une des bêtes mourût, elles ne furent cependant jamais décimées comme lors du premier affrontement. Elles avaient appris à combattre les Sang-froid et se transmirent ce savoir de loup en loup, d'esprit en esprit, de père en fils. Avec le temps, les descendants de Taha Aki cessèrent de se transformer à l'âge viril. Ce n'était que lorsqu'un ennemi surgissait que la transmutation se produisait. Les Sang-froid venaient toujours par un ou deux, si bien que la meute restait peu nombreux. »
- Un jour, une famille plus importante arriva, et vos propres arrière-grands-pères se préparèrent à les affronter. Mais leur chef s'adressa à Ephraïm Black dans une langue humaine et jura de ne pas toucher aux Quileute. Ses étrange yeux jaunes prouvaient que lui et les siens se différenciaient des autres buveurs de sang. Ils surpassaient les loups en nombre, rien ne les obligeait donc à offrir un traité alors qu'ils auraient remporté le combat haut la main. Ephraïm accepta, eux restèrent fidèles à leur parole, bien que leur présence dans la région ait tendance à attirer d'autres représentants de leur espèce.
- Il y en a tant, à présent, continua-t-il, que la tribu a dû développer une meute grande comme jamais depuis l'époque de Taha Aki. Les fils de notre peuple sont contraints de supporter à nouveau le fardeau et le sacrifice de leurs pères.

Un silence s'installa qui dura longtemps. Les héritiers de la magie et des légendes se contemplaient au-dessus du feu, leurs regards pleins de tristesse. Tous, sauf un.

- Fardeau, tu parles ! Bougonna Quill. Moi, je trouve ça chouette.
- Alors, toutes les histoires sont vraies...

Le temps de vivre Où les histoires vivent. Découvrez maintenant