Chapitre 30

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Hailey

Le Pretty Ladies est toujours bondé le mercredi soir, jour de la semaine où le bar le plus branché de la ville reçoit des groupes de musiciens locaux. Ce soir c'est pop country, et franchement je me serais passée de la piqûre de rappel. Je trouve qu'un certain cow-boy installé dans un ranch sur le front des Rocheuses envahit un peu trop ma pensée ces temps-ci.

J'ai passé trois jours sans décoller de chez moi. Lessy ne m'a pas lâchée d'une semelle. Liam a repris son boulot de pompiste dans la station-service Exxon qui l'emploie. Elle et moi, nous avons planché sur son projet d'ouvrir une boutique de mode spécialisée dans le prêt-à-porter français. Une entreprise folle, faramineuse, mais prometteuse qu'elle a soumise à papa pas plus tard que ce soir, à l'heure du dîner.

Comment se placer en position de force quand on souhaite obtenir une aide scandaleusement exorbitante ? Pas en sollicitant une entrevue dans le bureau du futur banquier, c'est-à-dire dans le lieu symbolisant son pouvoir et sa puissance. Non, le meilleur endroit est celui qui parle au ventre de l'homme. Autour d'un bon repas, concocté avec amour par ses filles chéries – et les précieux conseils de Rosita.

Papa s'est montré très à l'écoute, surtout dans la partie « plan de financement » au moment du dessert qu'il préfère, une panna cotta au coulis de framboise. Je retiens la leçon, même si je pense que la culpabilité qui le ronge est supérieure aux ambitions de son estomac.

Il n'empêche que la tactique de Lessy a très bien fonctionné. Quoi qu'elle en dise, je crois qu'elle en veut à papa de ne pas avoir su aimé maman au point de lui faire oublier son amant. C'est assez injuste, je le reconnais, mais chacun gère à son niveau les épreuves de la vie.

Pour ma part, passé le choc de la double annonce, celle de l'infidélité et de ses conséquences pour Lessy, j'ai l'impression d'avoir ingéré une surdose de maturité. Comme ma sœur le projette avec son futur mari, je suis à deux doigts de m'émanciper en louant un studio en ville. Je repousse cette éventualité parce que j'aime trop mon père pour l'abandonner alors que ma sœur aura déserté la maison dans quelques semaines. Lui aussi a eu son lot de révélations dévastatrices.

Wendy et Leroy sont attablés non loin de la scène improvisée où se tient le groupe The News Ranchers. Back to december de Taylor Swift balance ses premiers accords quand elle m'aperçoit. Son hurlement perce le vacarme assourdissant de la sono. Leroy, plus discret, lève une main dans ma direction.

Que fait ce gars tranquille et sans histoire avec une fille aussi exubérante que Wendy ?

Incroyable le nombre de fois où je me suis posée ce genre de questions ces dernières semaines. À croire que les opposés s'aimantent sans se soucier de leur incompatibilité.

— Haileyyyyy !!!

Elle vient vers moi, bras ouverts, en chassant des pas de danse sur les paroles de Back to december :

These days I haven't been sleeping

Staying up playing back myself leaving (1)

Et ce sont les pires mots dont j'avais besoin pour mes retrouvailles avec la plus grande fouineuse de l'État du Montana. Des paroles à double sens dont elle n'imagine pas la portée. Jusqu'à ce que ma tête de trois mètres de long me trahisse.

— Tu tires une de ces tronches ! s'esclaffe-t-elle en m'entraînant vers leur table d'une poigne autoritaire.

— C'est le bruit, me justifié-je. J'ai perdu l'habitude.

Bravo, Hailey ! Exactement ce qu'il fallait dire pour lui mettre la puce à l'oreille ! Dans les ranchs au pied des Rocheuses, la musique country se joue autour d'un feu, dans les accords d'une guitare, la voix grave d'un cow-boy au premier plan. Rien à voir avec la foule, et le boucan qui règne dans ce lieu exiguë.

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant