Chapitre 1

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23 mai 2012.

L’air vibre de chaleur et de poussière, le soleil tape durement sur les vitres de l’aéroport, mais à l’intérieur, tout est froid. Froid et impersonnel, comme tous les aéroports que j’ai traversés. Los Angeles n’est qu’une étape, une nouvelle ville dans une liste qui s’allonge. Pourtant, cette fois, quelque chose me paraît différent. Peut-être est-ce cette lumière, si vive, presque aveuglante, ou cette foule qui m’entoure, parlant une langue qui, malgré sa familiarité, me reste étrangère. Ou probablement est-ce moi, avec mon âme noire, assombrie par les années et les guerres dans ma tête, les contrats exécutés sans questions. Ici, je ne suis qu’une ombre parmi des ombres, une étrangère dans un pays qui n’a rien à voir avec mes racines madrilènes.

Mes boots frappent le sol carrelé, le son résonne dans le hall, couvert par les annonces ininterrompues des vols et les conversations incessantes autour de moi. Je serre un peu plus la lanière de mon sac. Ma veste en cuir courte, usée par les années, me colle à la peau. Sous celle-ci, mon crop top rouge délavé laisse apparaître mon ventre bronzé, et les regards se glissent sur moi. Je les sens, tous ces yeux curieux qui s'attardent sur mes tatouages, mes cheveux teint en blanc coupés courts, les pointes rouge sang. Mais aucun ne me connaît. Aucun ne peut deviner ce que j’ai vécu, ce que j’ai fait pour en arriver là.

Je suis une étrangère ici. Mais c’est toujours ainsi. Partout où je vais, je reste à la marge, jamais totalement présente, jamais vraiment absente. Ce pays m’ignore autant que je l'ignore. Et c'est tant mieux. L’Amérique m’offre un répit, une parenthèse loin de Madrid et de cette vie de mercenaire qui a transformé chaque recoin de mon âme en un champ de bataille. C’est une pause, mais je sais que ce n’est que temporaire. On n’échappe jamais à ce qu’on est. On peut changer de ville, de pays, mais pas de nature. Je reste ce que je suis : une femme marquée, brisée par le sang versé et les vies fauchées. Ici, ou ailleurs.

J’avance à travers l’aéroport, observant tout autour de moi. Ce n’est pas qu’une habitude, c’est un instinct. L’observation m’a sauvée plus d’une fois. Chaque visage, chaque détail m’est important. Même dans ce lieu anonyme, où personne ne semble se soucier de l’autre, je reste en alerte.

Quand j’arrive enfin à la station de bus, je jette un coup d'œil aux panneaux lumineux. Santa Monica. Le nom a quelque chose de presque exotique pour moi, mais je ne suis pas ici pour le tourisme. Je monte dans le bus, choisis un siège près de la fenêtre et laisse mon regard glisser sur l’horizon.

Dehors, la ville paraissait vivante, mais fausse, comme si chaque bâtiment, chaque rue n’était qu’un décor. Les palmiers longent les avenues, se dressant fièrement sous le ciel sans nuages. L’agitation de Los Angeles m’oppresse déjà. Tout est trop grand, trop lumineux, trop parfait. Rien à voir avec la rudesse de Madrid, ses ruelles étroites et sombres, ses ciels tourmentés. Là-bas, tout était réel, brut. Ici, tout semble trop propre, très lisse. Je n’appartiens pas à ce monde.

Mes doigts effleurent le tatouage sur ma nuque, ce numéro 18 gravé à même ma chair. Un rappel constant de ce que je suis devenu. Ce n’est pas seulement un chiffre. C’est un poids. Dix-huit mois de torture. Dix-huit, le numéro de cellule.  À force de se salir les mains, on finit par encrasser son âme. Je n’ai plus de lumière en moi, juste des ombres. Mes yeux, devenus entièrement noirs il y a quelques années, en témoignent (merci mon tatoueur, je ne suis pas aveugle). Un choix que j’ai fait pour que le monde extérieur puisse voir ce que je ressens à l’intérieur. Un vide. Une obscurité.

Le bus continue son trajet. Je regarde les visages autour de moi. Des gens ordinaires, des touristes probablement, des travailleurs. Ils me paraissent tellement… loin. Des vies simples, sans éclat, sans histoire. Rien à voir avec ce que je suis. Je ne les envie pas. J’ai fait mes choix, et je les assume. Mais parfois, juste parfois, je me demande ce que ç'aurait été de vivre une vie normale, loin de la violence, loin des contrats de sang.

Mais il est trop tard pour ça. Je l’ai su dès ma première mission. Et maintenant, alors que je m'approche de Santa Monica, cette ville en bord de mer où je vais rester quelque temps, je me demande si ce n’est pas juste une autre mission. Peut-être même la dernière.

Le bus ralentit. À l’horizon, je distingue l’océan. Le Pacifique. Pour beaucoup, c’est synonyme de rêve, d’évasion. Pour moi, c’est uniquement un autre décor. Une nouvelle étape dans ma fuite en avant. Mais quoi qu’il arrive, je ne fuis pas ce que je suis, mais je ne sais pas ce que je fuis.

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L’hôtel que Tony m'a réservé est situé au bord de l'océan. Ses murs d’un blanc immaculé reflètent la lumière du soleil, et l’odeur de la mer flotte dans l’air. C’est un cadre paradisiaque, comme pour me faire oublier ce que je suis. Je termine une cigarette avant de me décider à entrer. L’intérieur est aussi impeccable que l’extérieur : murs blancs, photos encadrées des personnalités passées ici et des étapes de construction de l’hôtel. C’est beau, propre, presque aseptisé. Totalement en contraste avec le chaos de ma vie.

Je me dirige vers la réception, où l'on m'accueille avec un sourire chaleureux. Le hall est vaste, lumineux, avec des meubles élégants et un grand lustre suspendu au plafond. L'air est légèrement parfumé, mélange subtil de fleurs fraîches et de mer, c’est agréable.

La réceptionniste me remet la clé de ma suite. Dans l’ascenseur, je me demande ce qui m'attend derrière ces portes. En entrant, la vue imprenable sur l’océan frappe mes sens, les vagues scintillent sous les derniers rayons du soleil. Le salon est spacieux, lumineux, avec un mobilier à la fois moderne et confortable, un grand canapé en lin et des fauteuils en cuir. Une bulle de luxe. Je m’approche de la fenêtre, laissant mon regard se perdre dans l’horizon. Les vagues déferlent sur le rivage, et leur bruit apaisant est presque irréel. Comme si je vivais un rêve qui n'était pas le mien.

Je découvre la chambre, où un grand lit king-size trône majestueusement. Les draps sont d'une blancheur éclatante, et une couverture douce est soigneusement pliée au pied du lit. En regardant autour de moi, je remarque que chaque détail a été pensé pour offrir le maximum de confort : des coussins élégants, une télévision à écran plat, et même un petit coin bureau avec vue sur l'océan.

En m'installant dans un fauteuil, je me laisse aller à une profonde inspiration, savourant la douceur de l'instant. La vue et le confort de cette suite me permettent de me détendre complètement, oubliant les tracas du quotidien. Je me sens incroyablement chanceux et reconnaissant pour cette expérience unique, prêt à profiter pleinement de mon séjour dans ce cadre idyllique.

On frappe à la porte. Sur le seuil, deux cartons me sont livrés, expédiés ici sans explication. Je les fixe, un léger sourire ironique sur les lèvres. Ce luxe est peut-être beau, mais mon passé est là, empaqueté dans ces boîtes, rappelant que je n’échapperai jamais à moi-même. Mes doigts effleurent mon tatouage encore une fois, un autre rappel de qui je suis. 

Je m'appelle Anna Graça. Et je porte l’obscurité en moi.


DarksideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant